VEILLEES DES CHAUMIE n°2948 - Page 7 - Issu de l'imagination poétique de Charles Billy, un jardin de conte de fées est sorti de terre... t t m î f m • 1 iiPWÇ fo/iclm d'atnouA Charles aimait Pauline, qui le lui rendait bien. Ils eurent une vie longue et heureuse, firent de beaux voyages et créèrent un jardin féerique qu'ils baptisèrent le « Jardin de Nous Deux ». eet espace enchanté, mi-jar- din mi-musée, est un hymne à l'amour. Charles aimait Pauline, qui l'aimait en retour. Ils vécurent une vie longue et heureuse, par- tirent en voyage, et créèrent un jar- din féerique qu'ils appelèrent, en hommage à leur amour, le « Jardin de Nous Deux ». Formieren chaussures, puis tra- ceur en corsets, gaines et soutiens- gorge, Charles Billy garda toute sa vie le goût des lignes courbes et de la féminité, que la pierre dorée et tendre du Beaujolais, utilisée pour l'édification de son œuvre, met en valeur. « Je ne suis pas un mystique comme le Facteur Cheval, disait-il. Ce que vous voyez dans ce jardin, ce sont des souvenirs de vacan- ces. Rien de plus. Je me vois plu- tôt comme un sculpteur breton. L'étude des classiques n'a jamais été mon fort. Mon inspiration me Le château de Kelkepart-Méou, un nom en forme de clin d'œil! vient quand j'ai mon marteau à la main. » Il épouse Pauline, une ancienne infirmière, en 1935. Seize années durant, elle s'attellera (suite page 58) Reportage SOMMAIREHEBDOMADAIRE N° 2948 - 9 MARS 2011 NOTRE COUVERTURE: Le retour du printemps, Fairhaven Water Gardens, Norfolk, Angleterre. Photo : Rex Interstock/Sunset 2 Reportage Lejardin de l'amour par Matias Tugores 4 Et cejour-là... par David Lelait-Helo Gilbert Bécaud devient Monsieur 100000 volts 6 Margot Sénéchal Un jeu de piste par Julien Tristan 1 2 Les mystères de l'Histoire La bien étrange vie de Mata Hari par Victor Nicolas 1 4 Le monde chrétien par Agnès Couzy Les Pères du désert, sagesse d'aujourd'hui 1 6 Agenda médical par Catherine Lejeune 2- La découverte du facteur Rhésus 1 3 Aux quatre coins de France par Hélène Arsanger 2 0 Feuilleton La saga des Ogier par Cécile Berthier 2 6 Nosjeux de la semaine par Laurence Pucheault 2 3 La porte ouverte 3 2 Le printemps des poètes par Françoise Bourdon 3 4 - 4 2 Toutes vos lettres par Dominique Porraz 3 5 Feuilleton Le petit enfant Amour par Christiane Dollard 4 3 Série Mon école dans le bocage : 5 - Les oiseaux qui s'envolent... par Françoise Casas A 3 La bonne cuisine Mille et une crêpes par Monique Pivot 5 2 Nos amis les animaux Le persan, un « aristochat » par Christine Timmerman 5 6 Allons aujardin Redécouvrons le bergénia par Christine Timmerman 6 0 Le musée des Veillées Une publication du groupe ^^MOMJADOHI FRANCE Président Ernesto Mauri Rédaction 8, rue François-Ory 92543 Montrouge Cedex Tél. 01-46-48-47-12 - Fax. 01-46-48-47-00 Rédactrice en chef Marie-Claude Borie marieclaude.borie@mondadon.fr assistée de Marie-Odile Alglave marieodile.alglave@mondadori.fr Chef de rubrique Jardin, Animaux Christine Timmerman chhstine.timmerman@mondadori.fr Rédactrice Hélène Arsanger helene.arsanger@mondadori.fr Secrétaire générale de la rédaction Dominique Porraz dominique.porraz@mondadori .fr Secrétaires de rédaction Brigitte Ahlers, Valérie Dufils Première rédactrice graphiste Marina Capelle Rédactrice graphiste Soifia Hanami Direction - Edition Directrice déléguée Carole Fagot Directrice d'édition Hélène Bourgeois-Luquin Kiosque www.vendezplus.com Directeur diffusion Jean-Charles Guérault Responsable diffusion marché Philippe Merrien Marketing Directrice marketing direct Chantai Ouafki Fabrication Directeur des opérations industrielles Frédéric Santangelo Directeur de la fabrication Bernard Pointin Chefs de fabrication Valérie Brunehaut, Nathalie Lemaure Photogravure Abdellatif Zirar, Jean-Pierre Vriz Finance manager Guillaume Zaneskis Les manuscrits non insérés dans les Veillées ne sont pas rendus à leurs auteurs. Dans nos textes de fiction, toute ressemblance avec des situations, des personnes ou des patronymes existant ou ayant existé serait purement fortuite. Editeur: Mondadori Magazines France SAS Siège social : 8, rue François-Ory 92543 Montrouge Cedex Président et Directeur de la publication : Jean-Luc Breysse Actionnaire : Mondadori France SAS Imprimeur: Imprimerie de Champagne, rue de l'Etoile-de-Langres, ZI Les Franchises, 52200 Langres N° ISSN : 0750-4039 - Commission Paritaire: 0111 K 80260 - Dépôt légal : mars 2011 Abonnements La correspondance concernant les abonnements et les changements d'adresse doit être adressée à: Les Veillées des Chaumières, BP 90053, 19, rue de l'Industrie, 67402 lllkirch Cedex. Tél. 03-88-66-86-10. Par Internet: www.kiosquemag.com ï$LcaudWT2Ë devient WlcmAieJuA 100000 u^Uà,! f \ e 17 février 1955, un an ^ÀJ exactement après qu'il a J ^ ^ é t r e n n é , en première par- tie de Lucienne Delyle, ce bel Olympia, le music-hall du bou- levard des Capucines, revoici Gilbert Bécaud en vedette! Expert lorsqu'il s'agit de faire la promo- tion de son établissement, Bruno Coquatrix a brandi que la repré- sentation en matinée serait gra- tuite pour les moins de 18 ans: c'est une jeunesse survoltée qui prend d'assaut les lieux. Car Bécaud est le père d'une nouvelle chanson, une chanson vitaminée, explosive même, bien avant que les yéyés ne s'en mêlent. Tandis qu'il bondit entre cour et jardin et martèle avec force le cjaviej^de son piano, ce velours rouge qLi voltige'nfda^: salle. Un entnolsiasme qui aurait dit-on, soulevé quelque 439 fau- teuils sur un peu plus de 2 000 et vaudra à Bécaud le surnom de Monsieur 100000 volts! iPon iPvcii nom, âigni^ie àJtupicLe... Gilbert Bécaud naît à Toulon en octobre 1927, il a le sang chaud de la Méditerranée. Au départ, il s'appelle François / « * „ Silly mais parce • - • qu'il s'est épris du swing et des mots • • cravate à pois, une énergie sans borne, les secrets Bécaud! d'Amérique, il comprend vite que silly veut dire stupide en anglais. Une bonne raison de changer de nom. Ainsi il lâche le patronyme de son père putatif pour celui de son père biologique et choisit son second prénom, Gilbert. près l'étude du piano au nservatoire de Nice, il devient pianiste de la chanteuse Marie Bizet puis, en 1950, celui de Jacques Pills pour une tournée en Amérique. Où il découvre le swing, le rythme et les effets de scène très énergiques dont il usera tout au long de sa carrière. C'est avec Pills qu'en 1952 il compose Je t'ai dans la peau dont Piaf s'empare. Titre prémonitoire puisque Pills quitte Lucienne Boyer pour devenir Monsieur Piaf! C'est chez Marie Bizet que Bécaud fait la rencontre qui va bouleverser sa vie artistique : Pierre Delanoë. Celui qui signera plus de 5 000 chansons, dont 500 succès, est alors inspecteur des impôts! Immédiatement complices, ils composent en 1953 Les Cartes postales pour Montand, l'idole de Bécaud, et Mes mains que leur emprunte Lucienne Boyer. Ensemble, ils signeront les plus grands succès du chanteur: Je t'appartiens en 1955, Et mainte- nant en 1961, L'Orange en 1964, Je reviens te chercher en 1967, ou encore La Solitude ça n'existe pas année 1964, Bécaud a soin de nouveaux titres pour sa rentrée à l'Olympia ; aussi presse-t-il Delanoë de s'exécu- ter. Séchant tous deux, Bécaud demande à son auteur le pre- mier mot qui lui passe par la tête. Une petite faim ou le besoin sou- dain de quelque vitamine et voilà qu'il propose « orange ». Manger, par David Lelait-Helo récolter, cultiver, éplucher jusqu'à ce qu'il pense au verbe « voler ». Le vol d'une orange, de quoi ima- giner toute une histoire pour en venir finalement à une dénoncia- tion de la montée du racisme. « Tu as volé, as volé, as volé l'orange du marchand », chantent les chœurs, « Vous êtes fous, c'est pas moi, je n'ai pas volé l'orange/J'ai trop peur des voleurs, j'ai pas pris l'orange du marchand », répond Bécaud. Si Bécaud a lâché son clavier pour chanter, c'est qu'une bles- sure à la main l'en avait un temps éloigné. Un coup du sort conjugué à sa rencontre avec Louis Amade, sous-préfet de son état. Attendu par l'armée, Bécaud souhaitait à tout prix accomplir son service à Paris pour ne pas être éloigné du métier ni de sa femme, c'est Piaf qui est alors intervenue auprès d'Amade, poète à ses heures perdues. Celui-ci lui écrit bientôt Les Croix, qui figure parmi ses premiers succès. Amade signera également Quand il est mort le poète, en 1965, en hommage à Jean Cocteau disparu deux ans plus tôt, et L'important c'est la rose en 1967. £a main ca££é& à t'o-Aeitte, et une, cAouaie- à poil Bécaud, c'est une vitalité exces- sive et contagieuse ainsi qu'un tic qui lui vaut d'être la proie des imi- tateurs, le creux de la main collé à l'oreille, mais c'est aussi une cra- vate à pois. Un patron de piano- bar avait refusé de l'embaucher sous prétexte qu'il ne portait pas de cravate. Sa mère qui l'accom- pagnait avait aussitôt découpé le bas de sa robe, bleue à pois blancs, pour lui en improviser une. Il ne se produira plus sur scène sans sa célèbre cravate... Gilbert Bécaud peut bientôt s'enorgueillir d'avoir conquis le monde avec une chanson: pour la France c'est Et maintenant mais pour la planète entière c'est What now my love, interprétée dans la langue de Shakespeare par Frank Sinatra, Aretha Franklin ou encore Judy Garland. La petite histoire de cette immense chanson vaut que l'on s'y arrête. Ce vendredi soir de 1961, Monsieur Bécaud embar- que à bord d'un avion pour Nice où il doit se produire le lende- main soir. Grand amateur de femmes - rappelons qu'il a tout de même brisé le cœur de notre Bardot nationale - il repère une bien jolie femme et s'assied à ses côtés. Elga Anderson est une jeune Suédoise, apprentie actrice en quête de gloire. Très éprise, elle lui conte en long et en large les détails de sa romance. Elle laisse ainsi peu d'espoir à Gilbert. Le week-end achevé, il retrouve la même jeune femme à bord de l'appareil qui le ramène à Paris. Cette fois, Elga n'affiche plus le visage radieux de l'amour mais celui désespéré de la rup- ture. Gentleman, Gilbert l'invite à prendre un petit déjeuner à son domicile, mais rien ne console l'amoureuse qui répète: « Et maintenant, que vais-je faire ? » La chanson naît... ïlcdfiaiie l'appelait d'céoA Ylalacha Et maintenant n'est pas l'unique coup de génie international de Bécaud puisque Je t'appartiens, qu'il a signé avec Delanoë, tra- verse également l'Atlantique sous le titre Let it be me. Ce ne sont pas moins de trois cents artistes, dont Elvis Presley et Bob Dylan, qui la reprendront. Enfin, le tan- dem s'offre Nathalie, une chanson qui au départ s'appelle Natacha. Riche de tant de refrains éternels, Monsieur 100 000 volts s'éteindra à 74 ans, en 2001, des suites d'un cancer du poumon. • L'important, c'est la rose, un hymne éternel. — Margot Sénéchal Une nouvelle vieRÉSUMÉ: Bastien prend de plus en plus de plaisir à rencontrer Esther Malonguy. Bruno a emmené Margot à Arcachon dans la maison que sa sœur et lui possèdent sur le Bassin. Fatiguée par ses pro- blèmes de santé, Margot espère pouvoir se détendre. A Haïti, en pleine épidémie de choléra, Balkis mesure l'intensité des liens qui l'unissent à Jonathan. Malgré un périple éprouvant, Henriette Sénéchal ignore si l'homme sans nom ni mémoire est ou non son fils. Elle rencontre Matthias, un inconnu, qu'elle invite chez elle boire un café. Alek, devenue le bouc émis- saire du collège, s'enfuit. (Voir Veillées n°2944.) Un jeu de piste L a nuit était tombée depuis longtemps. De plus en plus soucieuse, Julia Valencène retourna à la fenêtre. En pure perte, d'ailleurs, puisque l'obscurité ne lui permettait pas de voir quoi que ce soit dans le jardin. Elle poussa un énorme soupir et pianota sur le clavier du téléphone. On décrocha dès la seconde sonnerie. - Je suis la grand-mère d'Alek, précisa Julia, sans demander l'identité de son interlocutrice. Cela faisait deux heures que la directrice du collège et elle étaient en contact. -Toujours rien? - Non, et nous ne voulons pas perdre plus de temps. Mon mari et moi prévenons la police. - Je comprends. Je reste à mon bureau. N'hésitez pas à m'appeler à n'importe quelle heure. - Avez-vous joint le professeur de SVT? -J'attends que mademoiselle Absous me rap- pelle. Jusqu'à présent, j'ai laissé des messages sur son répondeur, en vain. par Julien Tristan -Je ne comprends toujours pas comment notre petite-fille a pu sortir aussi facilement de votre établissement, alors qu'elle était censée être en cours, insista Julia. Victor et elle vivaient un cauchemar... Lorsque son mari était allé attendre Alek à la sortie du collège, il s'était tout de suite inquiété de ne pas apercevoir sa haute taille. La concierge, consultée, avait essayé d'intercepter Alek en la voyant s'échapper par le local des poubelles. -Vous n'avez pas prévenu la direction? s'était emporté Victor. La concierge avait haussé les épaules. - C'est une ado plutôt sérieuse d'habitude. Je me suis dit qu'elle avaitpeut-être des problèmes et que ça irait mieux demain... « Stupide personnage ! », avait penséVictor. Il devait s'être passé quelque chose dans la classe. Mais les élèves qu'il interrogea étaient apparemment sourds, aveugles et muets ! Personne ne connaissaitAlek, personne n'avait rien vu. Victor était rentré à toute vitesse chez Margot et Bruno, espérant y trouver lajeune fille. Mais Alek n'était pas revenue. Les deux époux n'avaient pas voulu affoler leurfille,et ce malgré l'insistance de Hugo qui s'était réfugié dans sa chambre pour pleurer. Ils étaient restés en relation constante avec la directrice, qui tentait de minimiser la gravité de la situation. La sonnerie du téléphone lesfit sursauter en même temps. Hugo jaillit de sa chambre. Pouf le suivait d'une allure impériale, l'air de dire, en penchant la tête : « Qui me demande ? » Le premier, Victor se décida. Il marcha vers le postefixe,le décrocha. - Monsieur le commissaire, déclara-t-il. Dites- nous vite ce qui se passe. Il me semble n'avoir jamais vu un ciel aussi bleu, remarqua Margot d'un ton àla fois émer- veillé et surpris. Bruno et elle marchaient sur le sable mouillé, vers le Pyla. Des villas beaucoup plus récentes que celles de la Villa d'Hiver dominaient la plage. Chaque jour, Margot marchait un peu plus longtemps, appréciant les effluves mêlés du bassin et de la pinède. - La Villa Hermine te réussit, ma chérie, remarqua Bruno, entourant ses épaules d'un bras protecteur. - On dirait, oui, acquiesça-t-elle. Elle avait l'impression de renaître lentement et, pour la première fois depuis longtemps, elle parvenait à se détendre et à profiter de l'ins- tant présent, sans s'inquiéter au sujet de Hugo et d'Alek. Elle faisait confiance à ses parents. - Bruno ! Hello ! J'étais sûre de te retrouver ici! Une silhouette féminine agitait les bras à la façon d'un sémaphore. Bruno plissa les yeux et Margot avait déjà compris de qui il s'agissait. - Carole ! s'écria-t-il après avoir marqué une hésitation. Le rire de la jeune femme leur parvint. - Perdu ! Tu n'as jamais su nous reconnaître ! Moi, c'est Deborah ! Sans savoir pourquoi, le cœur de Margot se serra. Henriette Sénéchal sortit avec des gestes précautionneux le saladier d'œufs dans lequel elle avait posé une truffe quelques jours auparavant. Elle l'avait achetée sur le premier marché aux truffes de Sarlat, plus par réflexe que par réelle envie. Chaque automne, elle s'y rendait dès le premierjour. Elle connaissait la plupart des truf- ficulteurs par leur prénom. Elle avait souvent pensé écrire un roman sur leur monde et leurs secrets avant d'y renoncer. Le « diamant noir » était sacré dans la région et il était préférable de ne pas trop dévoiler ses arcanes. - Humez-moi ce parfum quasiment divin! s'écria-t-elle à l'adresse de son hôte. Assis à la grande table de la salle, Matthias fronça les narines : - Ça sent drôlement bon, madame ! -Attendez d'avoir goûté, vous m'en direz des nouvelles ! Omelette aux truffes réservée aux pèlerins. L'arôme des truffes s'était communiqué aux œufs en une alchimie troublante et magique. Matthias sourit à son hôtesse. Margot Sénéchal -Vous réservez toujours ce genre de menu aux pèlerins de passage? Henriette secoua la tête. - Vous êtes mon premier pèlerin, mon cher Matthias et,jusqu'à présent,je n'ai pas encore eu l'occasion de faire table d'hôtes ! Je me demande d'ailleurs encore pourquoi je vous ai invité à partager mon dîner. Je me suis dit qu'un jeune d'une trentaine d'années qui se lançait sur le chemin de Compostelle ne devait pas assassiner les vieilles dames dans mon genre ! Il lui jeta un coup d'œil indécis, l'air de se demander si elle plaisantait ou non. Henriette haussa les épaules. - Ne faites pas attention à ce que je raconte, mon jeune ami. Ces derniers temps, j'ai ten- dance à dire un peu n'importe quoi. Elle savait bien pour quelle raison elle l'avait invité. Parce que, l'espace d'une soirée, elle se sentirait moins seule. Jonathan, qui caressait tendrement les cheveux sombres de Balkis, suspendit songeste. Il sup- portait de plus en plus mal ses accès de migraine et les vertiges qui l'accompagnaient. Depuis que ce fragment de poème de René Char lui était revenu en mémoire quelques jours auparavant, il se torturait les méninges avec l'espoir fou de se souvenir de tout le reste. - Tu veux qu'on parte ? questionna Balkis d'une voix qui ne lui ressemblait pas. Elle avait peur, horriblement peur, qu'il n'ac- cepte. Dans ce cas, où iraient-ils? Parfois, Balkis éprouvait un sentiment proche de la panique. Leur histoire n'était-elle pas vouée à l'échec? Elle était certaine d'aimer Jonathan et, pour- tant, elle souhaitait qu'il ne retrouve jamais la mémoire. Combien de temps encore pourrait- elle tenir en étant ainsi tiraillée ? Elle aurait voulu demander conseil, et ne le pouvait pas.A qui aurait-elle pu s'adresser, avec ses petits pro- blèmes, alors qu'autour d'eux on mourait chaque jour, dans la désespérance la plus complète? Parfois, Balkis se disait qu'elle était condamnée à expier ses mensonges. Elle avaitvoulu soustraire Jonathan aux recherches de ceux qui faisaient peut-être partie de sa famille et se retrouvait bourrelée de remords. Elle écrasa la larme quiroulait sur sajoue. Elle ne craquerait pas. N'était-elle pas son seul sou- tien, son unique point d'ancrage? Elle se leva, lui tendit la main. - Tu m'accompagnes? J'ai promis à Rudy de l'aider pour la campagne contre le choléra. Il lui sourit. - On m'a toujours dit qu'il importait plus que tout de se laver longuement les mains. - Mais l'eau n'est même pas potable ! pro- testa Balkis. Elle se sentait accablée par l'ampleur de la tâche. Cela lui paraissait impossible d'être d'une quelconque utilité, elle envenait même à douter de ses propres capacités. Jonathan lui adressa un sourire complice. - Balkis, ma chérie, nous sommes là pour nous battre. « Mon Dieu ! pensa-t-elle,je serais incapable de vivre sans lui. » Elle, la rebelle, savait qu'il était l'homme qu'elle attendait depuis des années. Victor Valencène considéra d'un air navré celle qu'il appelait sa petite-fille. - Ma chérie... dit-il en la serrant contre lui, pourquoi ne pas être revenue tout de suite à la maison? Toutes les larmes qu'Alek avait retenues se mirent à ruisseler sur ses joues. Elle hoqueta. - J'étais trop mal pour expliquer. Encore aujourd'hui... Il lui caressa la joue avec infiniment de ten- dresse et d'amour. - Nous avons cru devenir fous d'angoisse, Julia et moi, reprit-il. Ta grand-mère voulait déclencher l'alerte générale enlèvement. J'ai résisté... en ayant le sentiment de prendre un risque énorme. Comment te dire ? Je me sentais responsable et ne savais plus quoi faire. Victor devait se contenir pour réprimer ses larmes. Il avait eu si peur que ses mains trem- blaient. Durant plusieurs heures, Julia et lui avaient imaginé le pire. - Qu'es-tu allée errer du côté du Pont-Neuf? reprit-il. Alek frissonna. Malgré la grosse veste qu'elle Une nouvelle portait sur ses vêtements, il lui semblait qu'elle aurait toujours froid, désormais. Elle en finissait par se demander si elle ne ferait pas mieux de retourner en Afrique. Là-bas, au moins, on ne la jugerait pas sur la couleur de sa peau. Elle jeta ces phrases à la tête de son grand- père, sans même réaliser que lui et elle avaient des origines, des ancêtres différents. Etlui,Victor, le poète, se demandait comment réconcilier cette adolescente, cette enfant, avec la vie. - Monpetit, monpetit,jet'aimetant, souffla-t-il. Dans la cuisine,Julia s'affairait à préparer une crème au chocolat, dontAlek était particulière- ment friande. Ça avait toujours été sa manière à elle de prouver son amour. Elle tremblait encore de terreur rétrospective en se rappelant ce qu'ils avaient éprouvé, Victor et elle, en recevant cet appel téléphonique du commissariat en pleine nuit. Deuxhommes de la brigade avaient décou- vert une adolescente sur le Pont-Neuf, dan- gereusement penchée au-dessus de l'eau. Ils l'avaient emmenée au 36, quai des Orfèvres, où Victor, totalement paniqué, était venu la cher- cher. Alek s'était jetée dans ses bras en l'ap- pelant « Papy », comme le faisait Hugo. Depuis qu'il l'avait ramenée,Alek restait prostrée. Elle était sortie de son mutisme pour lancer qu'elle devrait peut-être retourner enAfrique. L'instant d'après, elle éclatait en sanglots. - Je ne sais plus oùj'en suis, avait-elle confié. Avant d'ajouter: - Je ne retournerai jamais là-bas. Son ton buté, sonvisage résolu, révélaient sa détermination. « Un problème à la fois », se ditVictor. - Tu es là, lui déclara-t-il fermement. Avec ton frère, tes grands-parents et monsieur Pouf. C'est ce qui compte. Quand Margot et Bruno rentreront d'Arcachon, nous trouverons bien une solution. Le timide sourire esquissé par Alek était sa meilleure récompense. Je déteste cette Deborah ! », pensaMargot avec force. Depuis que la jeune femme était arrivée à Arcachon, plus rien n'était pareil. Elle « passait en coup de vent », vers dix heures, histoire de connaître le programme de la journée et avait toujours une suggestion intéressante à faire. Margot et Bruno avaient-ils visité le parc orni- thologique de Gujan-Mestras? Pas encore? Comme c'était dommage ! Et Bordeaux? Quand comptaient-ils se rendre à Bordeaux? Bien entendu, elle s'arrangeait chaque fois pour les accompagner. Si encore elle avait manqué de charme ! Mais Deborah était ravissante, une sublime rousse auxyeuxverts, dotée d'une sil- houette pulpeuse. Et ce qui exaspérait Margot plus que tout, c'étaient les souvenirs qu'elle par- tageait avec Bruno. Tous deux avaient grandi sur le Bassin, appris à nager et à manœuvrer ensemble. Amie de Carole, la sœur de Bruno, Deborah possédait une villa située deux rues plus bas que laVilla Hermine. Travaillant comme attachée de presse, elle avait un aplomb qui impressionnait Margot. Celle-ci ne parvenait pas à déterminer si Deborah était réellement la meilleure amie de Bruno ou bien si elle était éprise de lui. Bruno jurait ses grands dieux que Deborah etlui étaient seulement complices et prétendait qu'il aimait une seule femme au monde. Elle, Margot. Le soir, tous trois jouaient au Scrabble en évoquant Carole, qui effectuait une tournée en Europe centrale. Pianiste de renommée inter- nationale, Carole était une véritable nomade. Bruno et Deborah dessinaient d'elle un por- trait en creux qui la rendait tout de suite moins impressionnante. Mais... c'était plus fort qu'elle, Margot se sentait exclue de ce duo magique. Et elle constatait, paniquée, que Bruno ne compre- nait pas ce qu'elle pouvait éprouver. Une nouvelle fois, Bastien se demanda où il pouvait emmener dîner Esther. Ils s'étaient revus à deux reprises en deuxjours etil avaittou- jours autant envie de la retrouver, de bavarder avec elle, de l'admirer. Elle était revenue changée d'une expédition humanitaire en Irak. « J'ai eu peur », avait-elle confié tout à trac à Bastien, et cette preuve de confiance l'avait bouleversé. Quand Esther racontait la misère profonde, le manque de moyens des hôpitaux locaux, il avait l'impression de les voir. Qui donc avait évoqué devant lui le nom d'un Margot Sénécha I restaurant sympathique? Il tourna les pages de son agenda,finit par retrouver les coordonnées recherchées. Cuisine traditionnelle, ambiance chaleureuse... tout ce dont il avait besoin. Il réserva une table avant de téléphoner à Esther. Sa voix était douce, amicale. « Vingt heures à L'Amandier ? répéta-t-elle. Entendu, Bastien, j'y serai. » Bastien se sentait à la fois euphorique et inquiet en raccrochant. Depuis leur première rencontre, il était sous le charme d'Esther. Lui, le célibataire endurci, envisageait de partager sa vie, même s'il devinait que ce ne serait pas facile d'apprivoiser safille.Esther lui avait confié son intention de retravailler dans un hôpital pari- sien après avoir consacré plusieurs années à l'humanitaire. Safille avait besoin d'elle, elle ne supportait plus ses longues absences, et ses relations avec ses grands-parents, chez qui ellevivait, s'étaient tendues. Esther avait expliqué tout cela à Bastien durant une précédente rencontre « Elle me reproche de l'avoir délaissée, avait- elle ajouté, et c'est un peu la vérité. » Bastien songea que l'adolescente avait réussi à culpabiliser sa mère. Lui-même ne savait com- ment il aurait réagi face à ce problème. Il passa son trench-coat, consulta sa montre avant de quitter l'appartement. « Ce soir ou jamais », se dit-il avec force. Il était décidé à se déclarer. Il le fallait, sous peine de vivre unenfer. Esther luiplaisait,le char- mait, et il rêvait de vivre à ses côtés. Il esquissa un sourire comme pour se moquer de lui-même. Ne paraissait-il pas ridicule? Peu lui importait. Pour la première fois depuis longtemps, Bastien était amoureux. L'air que turespireras au Cap-Ferret estencore différent », avait dit Bruno à Margot. Elle espérait qu'ils seraient seuls pour cette excursion mais Deborah se proposa de les accompagner. Elle connaissait un restaurant où l'on mangeait le meilleur poisson du monde. Bruno était hors circuit, il y avait si longtemps qu'il n'était pas revenu àArcachon ! Margot bouillait d'impatience et de colère. Cette Deborah l'exaspérait de plus en plus ! Comment Bruno, d'habitude si attentif, ne remarquait-il rien? Elle s'imposait entre eux deux sous pré- texte de les distraire. Margot était fatiguée ce jour-là. Elle avait cer- tainement trop marché laveille mais elle ne sup- portait pas l'idée de se plaindre. Encore moins face à une Deborah qui donnait l'impression de pouvoir résister à tout ! Pourtant, après un repas délicieux, lorsqu'elle suivit Bruno et Deborah sur la plage, elle com- prit tout de suite qu'elle ne pourrait pas marcher longtemps à ce rythme. Un vent plutôt frisquet s'était levé etMargot ne tarda pas à éprouver des difficultés à respirer. Elle s'obstina cependant, parce que Bruno, qui discutait avec animation, ne semblait pas s'aper- cevoir de son retard. Lorsqu'elle dut enfin s'ar- rêter, elle étouffait, la progression dans le sable l'avait épuisée. Bruno la rejoignit en courant. - Chérie, que se passe-t-il? Oh! je suis unbutor, je ne me suis pas rendu compte que cette excur- sion risquait de te fatiguer. - Mais je suis un véritable boulet! protesta Margot, les yeux pleins de larmes. Leur escapade à Arcachon avait si bien com- mencé et elle gâchait tout ! Elle se serait battue ! Après tout, Deborah ne cherchait peut-être pas à la placer en porte-à-faux. Margot ne savait plus où elle en était. Hugo lui manquait. Elle avait soudain l'impression d'évoluer dans un monde irréel qui se dérobait sous ses pas. Elle tenta de recommander à Bruno de ne pas s'inquiéter, n'en eut pas le temps. Un vertige la saisit. Elle s'évanouit. Julia s'essuya les mains sur son tablier. Force était de reconnaître que la cuisine de sa fille était bien équipée. Blendeur, four multifonc- tion, micro-ondes, réfrigérateur américain, rien ne manquait. Comme chaque fois qu'elle était inquiète, Julia avait entrepris de cuisiner, pour remonter le moral des troupes, comme elle disait. Elle avait donc préparé une terrine de poisson et un osso bucco, les enfants aimaient ça. Pour le dessert, elle avait confectionné une tarte aux pommes et au nougat. Une nouvelle - J'espère qu'ils vont faire honneur à mon menu ! dit-elle à l'intention deVictor. Il haussa les épaules. - Ne tevexe pas,je n'aipas tellement d'appétit moi-même. Tout cela me pèse sur le cœur. Julia n'osa pas demander: « Que veux-tu dire avec "tout cela" ? » N'avaient-ils pas assez de soucis? Entre Alek quipassaitdu rire auxlarmes, Hugo qui réclamait sa mère et Margot qui ne donnait pas de nou- velles... Son piano manquait à Julia. Elle aurait voulujouer du Brahms pour se détendre. Elle se contenta de questionner son mari. -Tu ne crois pas qu'on devrait appelerMargot? Les enfants ne vont pas très bien. VictorValencène secoua la tête. - Margot et Bruno doivent revenir dans trois jours. Laissons-les profiter de leurs vacances. Il lui entoura les épaules. - Allons, viens, ne nous laissons pas abattre. Tant que nous sommes là, les enfants ne ris- quent rien. Il n'enétait pasvraiment certain car il connais- sait le poids des blessures morales subies par Alek. Cependant, il importait de rassurer Julia. Elle lui sourit sans réserve. - Heureusement, nous sommes tous les deux! Ce cri du cœurrassérénaVictor. H n'avaitjamais autant apprécié le fait d'avoirJulia à ses côtés. Ils avaient beau multiplier les consignes de prudence concernant l'eau, il leur était impos- sible de lutter contre la propagation du fléau. Il fallait intervenir le plus vite possible afin de réhydrater les malades, poser des perfusions à la chaîne... Ayant accompagné Balkis, Jonathan avaitproposé ses services et fait la preuve de son efficacité. Ses gestes étaient sûrs, et il en était le premier étonné. - Ne dirait-on pas quej'ai fait ça toute mavie? confia-t-il à Balkis le troisième soir. Elle lui sourit tendrement. - Ne te préoccupe pas du passé. C'est l'avenir, notre avenir, qui importe. Elle tentait de lui faire partager saphilosophie. Cueillir le jour, sans se soucier du lendemain. - Parfois, reprit-il,je me demande sije manque à quelqu'un, si l'on me cherche encore. Je ne sais même pas à quelle date j'ai disparu... C'était la première fois qu'il lui faisait ce genre de confidence. Brusquement, Balkis se sentit perdue. Elle comprit qu'à elle seule elle ne par- viendraitjamais à combler tout ce qui manquait àJonathan. Et qu'il ne serait jamais totalement, pleinement heureux. Comme pour faire écho à ses pensées, il se mit à fredonner la célèbre chanson II n'y a pas d'amour heureux. Balkis, alors, ressentit un point au cœur si brutal, si intense, qu'elle chancela. Son compagnon s'élança vers elle. - Balkis ! Elle le repoussa gentiment. - Ce n'est rien,juste un peu de fatigue. Ne t'in- quiète pas, je suis forte. Pourtant, elle avait perdu plusieurs kilos depuis leur arrivée sur l'île. Elle flottait dans ses vêtements et ne ressemblait plus vraiment à la rayonnante jeune femme qui l'avait tant séduit la première fois. Jonathan avait l'impres- sion que son travail intensif n'expliquait pas tout. Quelque tourment secret rongeait Balkis mais, bien qu'il l'eût déjà questionnée à plu- sieurs reprises à ce sujet, elle avait toujours nié avec force. La force... c'était ce qui caractérisait le plus Balkis, même si, désormais, elle paraissait plus vulnérable. C'était comme un jeu de piste, se dit-il. Ou un labyrinthe. Il tournait en rond en se cognant contre les vitres comme un papillon affolé. Il était déterminé, cependant, à découvrir la clef de l'énigme. Il y parviendrait, avec suffisam- ment de volonté. Il posa une main sur l'épaule de Balkis. - Va prendre un peu de repos, chérie. Je me charge des perfusions. Elle obéit sans protester.Avait-elle conscience, s'interrogea Jonathan, du fait que les rôles s'in- versaient? De protégé il devenait protecteur. Ce qui devait correspondre à sa véritable nature. Il trouverait qui il était, se promit-il. Il sen- tait qu'il reprenait lentement le dessus sur le pauvre hère qui végétait au camp. Il y avait, lui semblait-il, une éternité... Julien TRISTAN
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