NUMERO n°165 - Page 1 - Olivier Joyard j o u r n a l i s t e Contributeur régulier de Numéro depuis 2008, Olivier Joyard a débuté sa carrière aux Cahiers du Cinéma. Dans nos pages, il a interviewé l'éblouissante comédienne Zhang Ziyi (p. 26), notamment remarquée chez le réalisateur W o n g Kar-wai, et que l'on retrouvera dans le prochain film de John Woo. Dans cette édition, il nous fait également découvrir la brillante série américaine de science-fiction SenseS (p. 94), imaginée par Lana et Andy Wachowski, réalisateurs de l'iconique trilogie Matrix. Cinéphile averti passé à son tour à la réalisation, Olivier écrit actuellement un scénario pour une chaîne de télévision française. François Castrillo a s s i s t a n t de la r é d a c t i o n Brillant et précoce, François Castrillo, à 23 ans, est déjà le père fondateur d'un magazine online, L'Insolent - un qualificatif qui ne saurait s'appliquer à ce garçon charmant et poli. Tout en poursuivant ses études à l'IEP de Paris, François a officié en tant qu'assistant de la rédaction de Numéro pendant près de deux ans. Sa générosité le porte aujourd'hui en Inde, à Mumbai, où il prêtera main forte cet été à l'association humanitaire Reality Gives, avant de rejoindre New York à la rentrée. Il nous manquera. Toby McFarlan Pond p h o t o g r a p h e Le photographe anglais Toby McFarlan Pond signe pour ce Numéro (p. 56) une composition de joaillerie, "Les fleurs du mal", natures mortes sublimées par la noirceur du décor. Passé maître dans l'élaboration de séries d'accessoires et de bijoux toujours inventives, Toby s'intéresse autant aux portraits qu'aux paysages, le plus souvent aux couleurs vibrantes. Il collabore aussi bien à Numéro Homme qu'au New York Times et à W Magazine. Roberto Patella p h o t o g r a p h e "Photographier Dan Graham a été une expérience irréelle. Son impulsion créatrice semblait galvanisée par sa gigantesque collection de livres et de vinyles. J'ai voulu, à travers ce portrait, transmettre au lecteur la sensation que j'avais de pénétrer son esprit", confie le photographe américain. En effet, dans cette édition de Numéro (p. 76), il signe le portrait de l'artiste mythique de l'art conceptuel Dan Graham, saisi dans l'intimité de son atelier installé au c œ u r du célèbre quartier NoLIta à New York. 23 Èdito 165 "Comme la musique et les arts, l'amour de la nature peut dépasser les frontières politiques et sociales", disait le président des États-Unis Jimmy Carter. Au-delà des frontières, mais également au-delà du temps et des âges, la nature reflète, tel un miroir, notre âme dans ce qu'elle a de plus profond. C'est ce qui réunit des figures illustres telles que l'icône Catherine Deneuve et l'artiste Claude Lévêque, qui exposent dans ces pages leur amour commun pour le cycle des saisons. Un éternel renouvellement qu'incarne à merveille l'actrice chinoise Zhang Ziyi qui mue, de registre en registre, toujours dans une nouvelle peau. La beauté insaisissable et mouvante des femmes, voilà ce qui passionne le créateur Guillaume Henry, qui, pour sa première saison chez Nina Ricci, s'attache à transcrire des états de grâce tel un peintre impressionniste. À l'instar de l'architecte Frei Otto - célébré pour son œuvre visionnaire - c'est en s'inspirant de la nature que l'homme transcende souvent sa condition et ses limites. Et qu'il découvre en lui le meilleur de la nature humaine. Babeth Zhang ZiyiPar Olivier Joyard, portraits Sofia Sanchez et Mauro Mongiello Lancée par le film Tigre et dragon, l'éblouissante comédienne a poursuivi auprès du maître Wong Kar-wai un itinéraire parfait. The Crossing, le dernier film très attendu de John Woo, la révèle dans un registre plus dramatique. Rencontre. Chez Zhang Ziyi, tout commence par le visage. Mutin, rond, jovial, presque enfantin. Mystérieux aussi. Triste, par accident. Une surface cinégénlque que réalisateurs et spectateurs ne peuvent plus ignorer, quinze ans après le triomphe mondial de Tigre et dragon où elle se promenait avec agilité dans une forêt imaginaire et jouait mortellement de son sabre. À l'époque, celle qui allait devenir l'actrice chinoise la plus célèbre de sa génération était à peine âgée de 21 ans mais comptait déjà plusieurs vies. Dans son regard traînait encore quelque chose de l'enfant habituée à persévérer pour arriver à ses fins, une obstination discrète mûrie au cours d'une décennie qui aurait pu lui voler sa jeunesse - qui sait si elle ne l'a pas fait? Avant de devenir comédienne, son vrai destin, Zhang Ziyi a été forcée de quitter sa famille pékinoise pour entrer dans une prestigieuse école de danse de la capitale. "J'avais 11 ans quand mon professeur m'a emmenée passer des examens. J'ai été reçue, mes proches étaient surexcités. C'était une école professionnelle importante, mais devenir danseuse n'avait rien d'un choix. Ce que j'ai appris là-bas m'a aidée par la suite pour les films d'action, mais sur le moment, le plaisir était absent, à cause de la trop forte pression." Celle qui prononce ces mots dans un palace parisien le fait avec une candeur parfaite qui masque le potentiel de douleur attenant. Zhang Ziyi raconte tout de même, sans afféterie particulière, comment elle a fui à plusieurs reprises le monde trop strict de cette école que d'autres avaient choisie pour elle. Ces escapades préadolescentes l'aidaient à recentrer son désir. "À l'école, c'était difficile, les professeurs me forçaient la main pour réussir et cette atmosphère me semblait peu propice à la confiance en soi. En fait, c'était un peu comme j'imagine l'armée. Malgré tout, j'ai gardé la tête haute. Ce n'est pas si mal." À 15 ans révolus, elle abandonne la danse pour la comédie et trouve cette fois un univers à sa mesure, même si elle n'en connaît alors aucun des secrets. "Le cinéma restait un monde lointain. Le samedi après-midi, j'allais à la bibliothèque avant de rentrer à la maison pour regarder un film avec mon père. Lui, il s'endormait devant la télé, mais moi je regardais jusqu'au bout! J'aimais beaucoup Gong Li, qui était la grande référence de ma génération, d'autant qu'elle avait fréquen la même école d'acteurs que moi." Un jour de 1998, le réalisateur Zhang Yimou (Épouses et concubines) vient à la Central Academy of Drama rencontrer de jeunes actrices pour le premier rôle de son prochain film, The Road Home. Zhang Ziyi remporte la mise, à sa manière. "Je suis arrivée au rendez-vous en retard, et le réalisateu m'a attendue longtemps. Je suis très indépendante." Dans le film, qui n'est pas l'un des plus réputés de son auteur, l'actrice Interprète une jeune paysanne. Avec le recul, elle se souvient du rôle comme d'un moment unique, spontané. "Zhang Yimou voulait simplement que je reste naturelle. À l'époque, je n'avais aucune technique et cela m'allait trè bien. C'est toujours mon film préféré : 26C a p e en r u c h é s de tulle, GIAMBATTISTA VALLI COUTURE. "Wong Kar-wai m'a vraiment aidée à me révéler. Avec lui, il n'y a pas de script, on improvise sur le plateau. Tout est vrai, les dialogues, les sentiments... Chaque fois, je suis dans l'émotion. Je ne pleure pas sur commande mais pour de vrai." je jouais de manière pure. Si on me le demandait aujourd'hui, je n'en serais probablement pas capable... Maintenant, j'essaie de garder ce naturel et d'incorporer de la technique." À l'opposé de ses sensations Idylliques sur le tournage avec Zhang Ylmou, la jeune femme ne considère pas Tigre et dragon comme l'expérience la plus gratifiante de son parcours, malgré l'Incroyable exposition que lui a offerte ce film d'Ang Lee. "Je peux même dire que cela a été difficile. Je ne connaissais pas grand-chose aux arts martiaux et je me demande, en y repensant aujourd'hui, comment j'ai survécu. Sans doute parce que j'étais jeune. Les acrobaties et les cascades avec les câbles, quand mon personnage volait, n'étaient pas si professionnelles à l'époque. Je sautais de hauteurs équivalentes à sept étages sans sourciller. Je voulais juste satisfaire Ang Lee... " Selon elle, Tigre et dragon n'a changé sa vie qu'à la périphérie. Star, oui, et alors? Zhang Zlyi raconte comment, lors de son premier Festival de Cannes, elle a tenté de se débarrasser de ses gardes du corps trop présents à son goût, avant de comprendre que ces derniers l'entouraient avant tout pour les pierres précieuses qu'elle portait au cou. Sa vie palpite ailleurs, dans les films, bien sûr, mais aussi à travers sa passion pour l'art contemporain et notamment le travail de son compatriote Shen Jlngdong. "Je collectionne un peu les œuvres d'art. J'en voudrais plus, mais elles sont si chères! [Rires.] J'ai eu la chance de visiter de nombreux pays et de fréquenter les musées, j'ai un ami collectionneur qui m'aide un peu. Je m'intéresse à l'art pour les mêmes raisons que j'aime le cinéma. C'est très naturel." Après l'Interview, la jeune femme s'éclipsera pour visiter l'exposition consacrée à David Bowle à la Philharmonie de Paris. Sans doute les spectateurs qui la croisent dans la rue se souviennent d'abord d'elle dans les productions Internationales comme Mémoires d'une geisha (2006), emblème d'une époque où les actrices asiatiques comme Michelle Yeoh et Maggle Cheung occupaient le haut de l'affiche. Mais l'essentiel n'est pas forcément là. Pour les cinéphiles, le travail de Zhang Zlyi avec Wong Kar-wal a marqué les esprits. Sorti en 2004, dans la foulée de La Triade du papillon de Lou Ye, l'Incroyable mélo rétro-futuriste 2046 a signé le début de sa collaboration avec l'auteur de Chungking Express, réputé pour le caractère extrême de ses tournages. "Je me suis rendu compte de mes progrès en tant que comédienne au moment de 2046. Wong Kar-wai m'a vraiment aidée à me révéler. Avec lui, il n'y a pas de script, on improvise sur le plateau. Tout est vrai, les dialogues, les sentiments... Il est impossible de se préparer. J'aime ça. Depuis ce tournage, je n'apprends plus mes dialogues trop longtemps à l'avance. Je n'ai pas envie que tout soit trop fluide. J'essaie de ressentir et d'inventer au fur et à mesure, sans être un robot. Je sais que ça peut être dangereux de ressentir à ce point. Chaque fois, je suis dans l'émotion. Je ne pleure pas sur commande mais pour de vrai." En 2013, The Grandmaster a parachevé - pour l'Instant - la collaboration entre Zhang et Wong. Dans ce film d'arts martiaux teinté de mélancolie, l'actrice s'est épanouie dans la difficulté. "Comme Wong Kar-wai découvre la vérité au fur et à mesure, il fait beaucoup de prises. L'ensemble du tournage a duré trois ans... Le résultat en vaut la peine. Sur le tournage, il y avait un acteur plus âgé habitué aux drames télévisés qui se tournent très vite. Pour lui, c'était difficile à comprendre. Il s'est énervé jusqu'à perdre confiance. Pourquoi faire trente prises ? Eh bien parce le film l'exige. Si Wong me demandait de recommencer avec lui, je dirais oui, ne sera ce que pour retrouver le souffle de scènes comme celle de la gare [un long combat sur un quai lors du départ d'un train], qui a été si difficile à réaliser. Vous la considérez la plus belle de The Grandmaster ? Moi aussi. Nous avons patienté longuement dans le froid extrême du nord de la Chine, chaque nuit, il faisait moins trente, mais nous y allions. J'avais les yeux en colère, mon pers nage me rejoignait à ce moment-là" Pour ces yeux en colère, Zhang Ziyi a remporté treize prix d'interprétation en Asie, avant de se lancer dans une nouvelle aventure auprès d'un autre grand, John Woo. The Crossing, une Immense fresque dont la deuxième partie sort en Chine cet été, s'apparente selon elle à "un Titanic chinois, situé en 1949". Lactrice y joue de nouveau une jeune femme simple venue de la campagne. Tout paraît simple, à l'entendre. "John Woo m'a demandé d'être moi", commente-t-elle avec un sourire entendu. Ce qu'elle fait de mieux au monde. . DÉCOUVREZ UN PORTRAIT EXCLUSIF DE ZHANG ZIYI PAR SOFIA SANCHEZ ET MAURO MONGIELLO SUR NUMÉRO.COM 28Robe drapée en mousseline de jersey et ceinture, HERVÉ L. LEROUX. Voile en résille, SCHIAPARELLI HAUTE COUTURE. Bague en or gris, diamants et céramique, DE GRISOGONO. Stephen ShorePropos recueillis par Thibaut Wychowanok L'immense photographe américain parcourt depuis plusieurs décennies tous les territoires pour en saisir l'âme. Rencontre avec ce grand maître du paysage naturel ou suburbain dont les clichés, exposés aux Rencontres d'Arles cet été, révèlent le visage du monde. 30 Merced River, Yosemite National Park, California, August 13, 1979 (1979) [impression 2014] de Stephen Shore. Impression couleur chromogénique, 91,4 x 114,3 cm. Lr lé-A"" a 03 * — _ mmhmFW! La rétrospective consacrée à Stephen Shore par les Rencontres photographiques d'Arles cet été propose une plongée vivace dans une œuvre magnifique, prolifique et Intense, menée par un photographe de légende né en 1947 à New York. On ne pourra dire mieux : elle est Incontournable. "J'espère surtout que cette rétrospective initiée à Madrid à la Fondation Mapfre ne sera pas un enterrement de première classe, s'amuse l'Américain. Je n'en suis qu'à la moitié de ma carrière." Une carrière qui l'a mené à travers les États-Unis et le monde (l'Ukraine et Israël récemment) autant qu'à travers l'usage de différents formats et techniques dont la maîtrise Impressionnante et la multiplicité ont participé à forger sa légende. Technicien hors pair de la photographie, il en est aussi l'un des théoriciens incontournables. Stephen Shore, via ses séries cultes Surfaces américaines et Uncommon Places initiées au début des années 70, a participé à élever la photographie couleur au niveau de respectabilité du noir et blanc des grands maîtres dont il n'Ignorait rien, Walker Evans et Robert Frank. Ces deux séries Issues de road-trips Initiatiques à travers l'Amérique profonde, ses paysages baignés de soleil, ses lieux insolites et ses ambiances bizarres ne forment certes pas toute son œuvre, mais sont une porte d'entrée Idéale pour sa compréhension. L'homme y fait preuve d'un attrait singulier pour la lumière solaire, ce à quoi on le réduit trop souvent. Surtout, chacun de ses clichés est empreint d'une grande spiritualité, au-delà de son caractère documentaire. Ce qu'on oublie souvent. Car c'est bien par sa manière unique de capter l'esprit des lieux que Stephen Shore brille. Chaque photo transmet le frisson du vent, l'émotion de son auteur face à un paysage, son état d'esprit. On y sent l'odeur des champs, l'étrangeté des intérieurs de ces malsons de l'Amérique perdue. Cette magie de la photo de Shore, on la retrouvera donc sans surprise quand le photographe reviendra au noir et blanc (auquel il s'était essayé lors de ses années passées à la Factory d'Andy Warhol) à travers de grands panoramiques de New York, ou dans une série plus récente, et en couleurs, Issue d'un voyage en Ukraine en 2012 et 2013. Toujours, Stephen Shore se fait archéologue du présent. Il traverse le monde à sa recherche, en choisit les traces les plus signifiantes à ses yeux pour leur offrir un peu d'éternité. Sur papier glacé. Ou désormais sur Instagram... Rencontre avec un mythe qui a traversé un demi-siècle de photographie. ÎmmammmtiÊÊmKÊÊmÊÊmsÊÊÊiiÊÊmimmÊSÊmÊmimm^^KÊlÊÊÊi • • ; • • • . . . a co Winslow, Arizona, September 19, 2013 (2013) [impression 2014] de Stephen Shore. Impression couieur chromogenique, 40,6 x 50,8 cm. Numéro : Alors que l'on consacre une rétrospective à votre oeuvre passée, vers quoi tournez-vous votre regard photographique aujourd'hui? Stephen Shore : Instagram. C'est sur ce média que je concentre mon énergie. Je me suis toujours intéressé aux différentes modalités photographiques. Je veux dire que j'ai pu réaliser des images très complexes à l'aide d'appareils photographiques professionnels, comme j'ai pu réaliser des images d'observation, prises sur le vif. Connaissez-vous le SS-70 de Polaroid fabriqué dans les années 70 et 80? ^appareil produisait de petites images carrées qui correspondaient exactement à la taille d'une image Instagram regardée sur un ¡Phone. Et, à l'époque, les gens en faisaient la même utilisation qu'aujourd'hui. Ils photographiaient par exemple une composition de nuages que le format carré sublimait. J'apprécie cette idée de communauté Instagram qui pratique ensemble, quotidiennement, la photographie. Tous les jours, j'ai accès à des centaines ou à des milliers de leurs "réflexions visuelles". Cette pratique de la photographie sur Instagram semble aller à rencontre de votre réputation de photographe analytique. Qu'entend-on d'ailleurs par ce terme? En réalité, il existe deux types d'approche : synthétique et analytique. Avec une approche synthétique, vous commencez avec une toile blanche. À partir de là, vous construisez votre image, par ajouts. Elle devient plus complexe. À mes yeux, la photographie suit un processus opposé. Vous commencez avec le monde entier devant vos yeux. Et chaque décision que vous prenez réduit la part du monde que vous photographiez. Vous y mettez de l'ordre. Tout devient plus simple. Mais si, dans ce sens, chaque cliché est une transformation du monde, cela ne veut pas dire qu'il n'en contient pas pour autant une vérité. Uun de mes romans préférés est Moby Dick, et évidemment je ne crois pas une seconde que cette histoire ait vraiment eu lieu. Mais j'ai le sentiment, en le lisant, que se déploie une grande vérité au cœur de cette œuvre. Dans vos photographies, cette vérité passe par votre capacité à entrer en connexion avec les lieux que vous photographiez. Peut-on parler, au-delà de leur caractère documentaire, de leur aspect spirituel ? Cela a à voir avec mon ambition de communiquer un état d'esprit. Cela peut être aussi simple que de se mettre en U.S. 10 Post Falls, Idaho, August 25, 1974 (1974) [impression 2014] de Stephen Shore. Impression couleur chromogenique, 43,2 x 55,2 cm. MMÊÈ situation de regarder le monde dans un état particulier de conscience, lorsque votre attention est nette et que votre expérience est pénétrante et saisissante. Au début des années 70, je me souviens d'avoir assisté à une lecture de Walker Evans. Ce fut ma seule occasion d'entendre la voix du maître. Il parlait de ses photographies comme de "documents transcendants". Ce fut autant une surprise qu'un bonheur de l'entendre prononcer ces paroles. Un cliché pouvait être un document et autre chose, comme la captation d'un état émotionnel ou psychologique. Cet état émotionnel est particulièrement intense dans la série que vous avez réalisée en Ukraine, qui traite notamment de l'Holocauste... La qualité de l'émotion est très différente entre ces travaux et mes précédents. J'ai réalisé ce projet pour des raisons personnelles : mon grand-père paternel était originaire d'Ukraine. J'étais au courant de l'histoire tragique de ce pays au cours du xx6 siècle, de Staline à Hitler, en repassant par Staline... Et bien sûr de l'Holocauste. J'avais conscience également que la seule évocation de ce mot provoquait automatiquement des émotions Intenses. Je voulais absolument éviter leur exploitation, sans que mes photos deviennent neutres pour autant. J'ai cherché à rendre compte du réel sans être trop littéral. J'aime vous voir comme un archéologue de notre temps. Est-ce que ce qualificatif vous convient? Absolument. L'archéologie me passionne depuis très longtemps. Avant même que je n'assiste personnellement à de véritables fouilles. Vous savez, lorsque je conduis une voiture pendant plusieurs mois, que je traverse un pays tout entier, j'ai besoin de quelque chose qui ébranle ma vision. Alors, sur l'autoroute, quand j'approche d'une nouvelle ville, Il m'arrive souvent de me demander : "Et si tu étais un archéologue, qu'aurais-tu envie de préserver de cette ville ?" Exposition Stephen Shore, aux Rencontres de la photographie d'Arles (espace Van Gogh), jusqu'au 20 septembre, www.rencontres-arles.com. Broad Street, Regina, Saskatchewan, August 17, 1974 (1974) [impression 2014] de Stephen Shore. Impression couleur chromogenique, 43,2 x 55,2 cm. État de grâcePropos recueillis par Delphine Roche, portrait Pierre Even Nommé à la direction artistique de Nina Ricci, Guillaume Henry présentait sa première collection, en mars, avec la délicatesse qu'on lui connaît. Le créateur nous dévoile sa vision de la femme, romanesque et cinématographique, mais toujours contemporaine. 38 Numéro : Le nom de Nina Ricci évoque un romantisme idéalisé. Avez-vous eu l'intention, en prenant les rênes de la maison, de la moderniser? Guillaume Henry : Mon intention n'était pas particulièrement de moderniser la maison, mais d'éviter certains lieux communs. Pour moi, la féminité s'exprime surtout à travers une gestuelle, un lâcher-prise, voire une vulnérabilité. J'adore la notion de charme. Tout cela peut sembler très cliché, mais, pour moi, il s'agit d'un langage très précis. Dégager une nuque... ouvrir un sac... parfois même le geste qui trahit, le geste pressé. Par le passé, chez Carven, vous construisiez une histoire sous-jacente à la collection. Était-ce le cas pour votre premier défilé Nina Ricci? Il n'y a pas véritablement d'histoire cette fois-ci. Ou s'il y en a une, ce serait celle de ma rencontre avec la femme Nina Ricci, comme des présentations. Cette femme, je l'ai vue comme une apparition, comme quelqu'un qui entre dans une pièce et jette un trouble. J'aime cette idée d'une incarnation presque cinématographique. Un charisme qui ne serait pas agressif, sans aucune revendication. C'est une femme séduisante, mais presque par hasard. Plutôt qu'un vestiaire, vous semblez vouloir proposer une poétique à base d'accidents et de disproportions. Ce sont en effet les accidents qui m'ont fait venir au vêtement. J'aime l'Idée d'une femme pressée qui enfile rapidement un manteau d'homme, dans lequel ses cheveux se coincent. Les mains sont cachées par des manches longues. Les jupes, coupées au genou afin d'entraver légèrement le pas. La vidéo d'introduction au défilé, que Collier Schorr a réalisée pour nous, est une étude de la femme Nina Ricci, presque anthropomorphique. Et cette première collection, c'est aussi un peu ça. C'est une jupe un peu trop old school portée d'une façon décontractée avec des hauts dénués d'embellissements ou, au contraire, trop décorés. J'ai utilisé le sequin sur des robes tee-shirts très simples, car, pour moi, c'est à travers cette désinvolture que la femme Nina Ricci se révèle. La maison est renommée pour ses robes de cocktail, au point qu'on la réduit parfois à cette seule expression. Est-ce une chose que vous entendez changer? Pour tout dire, j'aime qu'on me raconte des histoires, et la paillette portée le soir ne me raconte rien. Alors j'ai voulu broder, laver, surteindre la robe à paillettes, comme si elle émergeait, au petit matin, après une nuit de folle. Je suis, personnellement, très sensible au structuré, et Nina Ricci est une maison que l'on associe beaucoup au flou. Alors comment envisager le flou ? Donner de l'aisance à un manteau parce qu'il est trop grand crée du flou. La paillette sur une robe crée du flou parce qu'elle propage sa brillance dans tous les sens. Ce n'est pas nécessairement une traîne en mousseline. Le flou, c'est l'impression que donne une personne parce qu'elle est en mouvement. D'où l'idée d'un imaginaire cinématographique qui "informe" le vêtement : j'aime les femmes fortes mais vulnérables, telles que Romy Schneider. La femme Nina Ricci est un oiseau. Un cygne, c'est sublime, mais c'est aussi très agressif.
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