NUMERO n°155 - Page 1 - Édito Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre”, écrivait Jorge Luis Borges. La fiction dessine une frontière étrange entre le rêve et la réalité. Et c’est en funambules que nos photographes avancent entre ces deux univers, à l’instar de Greg Kadel qui, pour ce Numéro, invente une créature fantastique, ou de Txema Yeste qui imagine une séduisante héroïne perdue dans une contrée aride, comme le personnage de Paris,Texas de Wim Wenders, interviewé dans ces pages. Sculpteur de rêves, Alexandre Vauthier évoque son désir sans cesse réaffirmé de sublimer la femme, tandis que, tutoyant les frontières du réel, la visionnaire Zaha Hadid érige en Azerbaïdjan des architectures mutantes entre ciel et terre. Babeth “ In bed with… La singulière chanteuse et parolière du groupe Crystal Castles a accepté de se glisser sous les draps pour répondre à nos questions… légèrement indiscrètes. Propos recueillis par Philip Utz, portrait Michel Comte Alice Glass Numéro: Dites-nous, très chère Alice, à quand remonte votre dernière nuit blanche? Alice Glass: Je souffre d’insomnie et il m’arrive souvent de passer des heures au lit à regarder dans le vide. Je scrute le plafond en essayant désespérément de me détendre, avant de finir par allumer la télévision pour regarder les nouvelles ou de me perdre dans un H. P. Lovecraft ou une quelconque bande dessinée. Vous arrive-t-il parfois de vous réveiller en vous demandant comment diable vous êtes rentrée chez vous la veille? Je me réveille souvent dans le gaz, mais, la plupart du temps, c’est après une nuit de sommeil perturbée sur l’un des lits superposés du bus de tournée avec la clim qui tourne à fond. Combien d’heures de sommeil vous faut-il pour être fraîche et pimpante au réveil? Seize heures. Vous n’êtes donc pas l’exemple même de la femme très matinale… Pas vraiment. Depuis quatre ans, je me lève lorsque le soleil se couche et je ne sors du lit que pour monter sur scène. Cela tombe bien car j’ai une peau fragile qui tolère mal le soleil! Mais il est facile de succomber à la dépression à force de passer sa vie à dormir. Ce qui a pu m’arriver. Peut-être souffrais-je juste d’une carence en vitamine D. Surtout, prenez bien vos vitamines ! Qu’est-ce qui finit par vous sortir du lit? Les pattes de mes chats qui me caressent la gorge, ou une bouffée d’air frais s’engouffrant par une fenêtre ouverte. Qu’est-ce qui vous empêche de fermer l’œil la nuit? La peur au ventre, les crises d’angoisse ou la caféine. Quel est votre premier geste au réveil? Nourrir mon chat, et avaler un café serré et un grand verre d’eau. Faites-vous votre lit sans faute tous les matins? Absolument pas. Je n’en vois pas l’intérêt, vu que les draps seront de nouveau froissés le soir même. Gardez-vous un écran plasma au pied du lit pour ne rien rater du dernier opus de Game of Thrones? Non. À mes yeux, le fait de regarder la télévision au lit relève du comble de la vulgarité. Faites-vous des rêves récurrents? Souvent, je rêve que je virevolte dans les airs tel un papillon de nuit, ou que je suis en train de prendre le thé avec mes grands-parents. Pour tout vous dire, mes rêves ressemblent le plus souvent à des cauchemars. Je finis toujours par y trucider quelqu’un, avant d’être rongée par un sentiment terrible de culpabilité puis de me réveiller avec des sueurs froides, soulagée. Jusqu’à peu, mes nuits étaient hantées par d’ignominieux zombies qui sortaient de terre sur fond d’apocalypse. J’y étais toujours armée d’une bêche et je faisais tout pour éviter de m’aventurer dans les sous-sols. Ce n’est que récemment, depuis que ma peur de la foule s’est évanouie, que ce genre de mauvais rêve s’est estompé. Avez-vous un remède imparable au décalage horaire? De ne jamais se coucher. Ne trouvez-vous pas fatigant de répondre aux journalistes? Au contraire, vos questions m’amusent. J’en ai franchement ma claque de parler de musique. Les bras de Morphée sont un sujet bien plus intéressant. Nous passons la moitié de notre temps à dormir en laissant libre cours à notre subconscient. D’une certaine façon, nous appartenons tout autant au monde des rêves qu’à celui de la réalité. Réalisation:AyakoComte.Maquillage:NathanHejlpourTomFordchezwww.nathanhejl.com.Coiffure:MakikoNarapourBumble&bumblechezWalterSchupferManagement.Retouche:Velem.Numérique:TysonPilcherchezMilkStudios 30Couronné par la Palme d’or à Cannes en 1984, le film Paris, Texas a marqué toute une génération et reste aujourd’hui un objet de culte. Son immense réalisateur, Wim Wenders, revient pour Numéro sur la genèse de ce grand moment du 7e art qui confronte amour et violence, sordide et sublime, dans les paysages désertiques de l’Ouest américain. Propos recueillis par Olivier Joyard Le mythe Paris,Texas et de ces nuages quand nous avons commencé à tourner. Je savais que ces nuages blancs (ils étaient tout le temps là !) dans ce firmament bleu (plus bleu que partout ailleurs) seraient à leur meilleur si on les filmait avec un angle de quatrevingt-dix degrés par rapport au soleil. Ensuite, le filtre Polaroid a fait son office et sculpté le ciel dans sa totalité. Quels ont été les principaux obstacles durant la production du film entre le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie? Dans quel esprit a-t-il été tourné? Y avait-il beaucoup d’improvisation? Il y avait peu d’improvisation au sens strict du terme: au moment où la caméra était en marche, nous savions ce que nous allions tourner. En revanche, nous écrivions le scénario au jour le jour. Ce qui a le plus aidé les acteurs, c’est que nous tournions dans l’ordre chronologique. Nous avons commencé à Big Bend, où le personnage de Travis apparaît à la frontière mexicaine, puis nous sommes allés à Los Angeles, avant de retourner au Texas. Du point de vue de la production, c’était de la folie pure. Mais cela nous permettait de transformer le scénario au fur et à mesure. Paris, Texas était un film à petit budget. Nous n’avons pas disposé de plus de deux millions et demi de dollars. La plupart des membres de l’équipe venaient d’Europe. Certains voyaient l’Ouest pour la première fois. Cela a été une grande aventure pour nous tous. Le “cinéma indépendant” n’existait pas encore vraiment aux États-Unis, et, de plusieurs manières, notre film est devenu le prototype d’une nouvelle approche. Qu’avez-vous ressenti en recevant la Palme d’or à Cannes en 1984? La gardez-vous toujours quelque part, ou considérez-vous que les prix et les honneurs ne signifient rien? J’ai, bien sûr, conservé ce prix qui a compté plus que tous les autres et qui a changé beaucoup de choses dans ma vie. Le recevoir m’a d’abord transporté de joie, mais après quelque temps, c’est devenu un poids. Les gens attendaient que je fasse un nouveau Paris,Texas. C’était la dernière chose que j’attendais de moi-même, et il m’a fallu trois ans pour trouver une issue, envisager la suite. Finalement, j’ai réalisé le film le plus éloigné de Paris, Texas qui soit : Les Ailes du désir. Paris, Texas est une exploration de l’Ouest américain profond, qui est aussi une terre de cinéma. Avez-vous toujours été intéressé par la mythologie du cinéma américain? Quelle était à l’époque (et quelle est aujourd’hui) votre relation au cinéma américain? J’ai grandi avec les films américains. Enfant, j’aimais spécialement les westerns. Par certains aspects, l’Allemagne de l’après-guerre ressemblait à une colonie américaine. Je ne savais pas Il y a trente ans, Wim Wenders marquait une génération avec l’histoire d’un homme à la recherche de ses racines et de l’amour de sa vie. Un film d’errance et de mélancolie dans les paysages de l’Ouest américain, bercé par les accords planants de Ry Cooder. Alors que Paris, Texas vient d’être restauré et ressort cet été, son aura est restée intacte. Le réalisateur allemand le plus célèbre des trente dernières années a accepté de revenir avec nous sur l’œuvre qui lui a valu la Palme d’or du Festival de Cannes en 1984 (Paris,Texas était d’ailleurs présenté cette année dans la section Cannes Classics) et que tous les cinéphiles dignes de ce nom doivent avoir vue. Numéro: J’ai vu Paris, Texas pour la première fois à l’adolescence. Une expérience mémorable. Avec le recul, pensez-vous que le film a eu un impact générationnel, qu’il a capté l’esprit de son époque? Wim Wenders: Capter l’esprit d’une époque est ce à quoi aspire tout réalisateur. Plus facile à dire qu’à faire. L’esprit du temps s’évapore aussi vite qu’il est arrivé. Parfois il s’agit juste de chance: on se trouve au bon endroit au bon moment. Paris, Texas a touché du doigt son époque, mais je n’ai jamais prétendu connaître la recette. Sur le tournage, nous étions conscients de tenir quelque chose. Je m’en suis surtout rendu compte durant la dernière semaine, pendant le filmage des scènes de peep-show – [avec Nastassja Kinski]. Mais rien ne pouvait me laisser imaginer l’impact énorme que ces séquences ont finalement eu. Oui, ce film a touché une génération. J’ignore si cela était vraiment fait exprès. Je dirais plutôt que c’est un immense cadeau, comme les réalisateurs en reçoivent de temps en temps. Ces cadeaux ne nous sont pas dus, et nous ne les méritons pas. Pendant la préparation, vous avez passé plusieurs mois dans le désert, à prendre des photos. Ce voyage a révélé votre passion pour la photographie. Avez-vous toujours le souvenir de cette lumière extraordinaire? C’est presque le personnage principal du film… J’étais sur la route, dans l’Ouest, pendant plusieurs mois. J’ai eu l’impression de connaître toutes les highways et toutes les routes de terre du Texas et de la Californie. J’avais visité toutes les villes du désert et pris des photos à n’en plus pouvoir. Je ne repérais pas des lieux de tournage, je repérais la lumière de l’Ouest. Si bien que je n’avais plus peur de cette lumière Sacré numéro RoadMovies/ArgosFilms/TamasaDistribution 32 RoadMovies/ArgosFilms/TamasaDistribution Sacré numéro vraiment ce que je regardais, je n’identifiais pas les réalisateurs. Tout cela, je l’ai appris à la Cinémathèque française, des années plus tard. J’ai été principalement influencé par un grand auteur de westerns, Anthony Mann. Puis j’ai vu les films de Nicholas Ray (ceux que j’aimais le plus étaient Johnny Guitar et The Lusty Men) et de Sam Fuller. Ils étaient mes héros dans le cinéma américain. Ils le sont toujours. Considérez-vous Paris, Texas comme un mélange entre un roadmovie à l’américaine et un film d’auteur européen? Avec Sam Shepard au scénario et moi à la réalisation, il allait de soi que le film livrerait une approche inédite de l’Ouest américain. Sam était d’abord connu pour son travail théâtral. À l’époque, il était le dramaturge contemporain le plus joué aux États-Unis. La plupart de ses pièces abordaient les mythes de l’Ouest et la question des rapports père-fils. J’ai certainement introduit un regard européen dans cette équation, ainsi que la culture du “cinéma de réalisateur” qui se développait en Allemagne (on appelait cela le “nouveau cinéma allemand”) et qui devait beaucoup à la Nouvelle Vague française. Comment avez-vous choisi les acteurs, Nastassja Kinski, Harry Dean Stanton ainsi qu’Aurore Clément? Nastassja avait tourné son premier film (Wrong Move) avec moi une décennie auparavant, à l’âge de 14 ans, et je sentais qu’elle portait ce rôle en elle. Aurore, je l’avais trouvée fantastique dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Harry Dean, lui, avait déjà tourné dans une centaine de films, mais jamais dans un premier rôle. Je l’avais toujours aimé. De toute façon, nous ne pouvions pas nous payer un grand nom. De plus, je voulais que le personnage de Travis apparaisse comme un anonyme dans le désert, pas comme une star de cinéma. À quoi ressemblait votre vie au moment où vous avez tourné le film? C’était le chaos. J’avais passé quatre ans à faire sortir de terre Hammett, le seul film de studio de ma carrière. Une expérience très dure. J’avais aussi fait un petit film, L’État des choses (1982), qui avait remporté le Lion d’or au Festival de Venise et faisait office de commentaire sur les rapports entre le cinéma américain et le cinéma européen. Pourtant, Hammett et L’État des choses n’étaient pas à la hauteur de mes espérances. Je n’avais pas encore vraiment réalisé mon “film américain” et je n’avais aucune envie de rentrer en Europe les mains vides. Paris, Texas est devenu ce film qui m’a autorisé à revenir en Allemagne la tête haute. Malgré mon amitié avec Dennis Hopper, Nicholas Ray ou Sam Fuller, je n’avais jamais vraiment fait partie de la communauté du cinéma américain. J’étais resté un Allemand exilé et j’avais acquis ma culture cinématographique en France. Paris, Texas était une coproduction franco-germanique, sans argent américain. C’était assez extraordinaire et je ne sais pas si ce serait encore possible aujourd’hui: faire un film en Amérique, en langue anglaise, avec un financement européen… Vous avez vu beaucoup de films à la Cinémathèque dans les années 60 à Paris: la cinéphilie à son apogée. Êtes-vous nostalgique de cette époque et de ce que le cinéma a pu représenter? Je ne suis pas enclin à la nostalgie. Fréquenter la Cinémathèque a façonné mon désir de faire des films. Mais ces jours sont révolus. Ce que je trouve fantastique, c’est d’avoir eu accès aux mêmes outils que les inventeurs du cinéma (j’ai tourné deux films avec des caméras à manivelle !), d’avoir travaillé avec des changer le rythme du monde autour de nous, nous pouvons au moins choisir la vitesse de notre cinéma. Vos personnages sont souvent des solitaires. Êtes-vous un créateur et un être humain solitaire? Ne comparez jamais un réalisateur avec ses créatures. Je connais des génies de la comédie qui sont très ennuyeux dans la vie, et des réalisateurs de films d’horreur qui sont de vrais nounours. Si vous rencontrez David Lynch dans une fête – en supposant que vous ne le reconnaissiez pas – vous ne devinerez jamais qu’il est l’homme qui se cache derrière Blue Velvet et Mulholland Drive. Alors, selon vous, je serais un homme et un créateur solitaire ? Réfléchissez-y à deux fois. Paris, Texas, de Wim Wenders. Sortie en copie restaurée le 16 juillet. collaborateurs qui avaient tout appris au temps du cinéma muet, comme le directeur photo Henri Alekan, tout en étant un témoin privilégié de l’émergence de l’âge numérique. Buena Vista Social Club (1999) a été le premier documentaire filmé en numérique à sortir en salle, et Pina (2011), le premier documentaire long-métrage en 3D à être distribué. Vos films privilégient la déambulation et parfois même la lenteur. Le cinéma contemporain semble être voué à l’accélération à tout prix. Que pensez-vous de ce changement radical? Je ne sais pas exactement à quel cinéma “contemporain” vous faites allusion. Il suffit d’un changement de tendance, et la lenteur peut redevenir à la mode. L’accélération a été poussée jusqu’à la limite dans les blockbusters. Beaucoup de gens ont envie de ralentir aujourd’hui. Si on ne peut pas 34 Maquillage:HugoVillardchezAtomoManagement.Coiffure:OlivierHenry.Retouche:MaisondeCorrection.Merciàl’HôtelMontaigne,6,avenueMontaigne,ParisVIIIe ,tél.0180974000,www.montaigne-hotel.com Sacré numéro Comment ne pas aimer Adèle Haenel ? Révélée dans le film de Céline Sciamma, Naissance des pieuvres, alors qu’elle n’avait pas 18 ans, elle a traversé depuis, de manière originale et émouvante, une bonne douzaine de films. Son bagou rappelle les grandes actrices classiques, son allure lui permet d’endosser le costume d’une prostituée fin de siècle (L’Apollonide de Bertrand Bonello). Brillante dans le naturalisme comme chez les réalisateurs stylés, elle rapproche deux camps du cinéma français qui échangent peu. Devenue incontournable depuis son César du meilleur second rôle féminin obtenu en début d’année pour Suzanne de Katell Quillévéré, Adèle Haenel s’épanouit pleinement cet été avec deux compositions puissantes. Elle se glisse dans la peau d’une jeune femme obsédée par la survie dans le premier film de Thomas Cailley, Les Combattants, qui a fait forte impression au Festival de Cannes. Chez André Téchiné, elle interprète Agnès Le Roux dans L’homme qu’on aimait trop, inspiré de l’un des faits divers les plus mystérieux de ces quarante dernières années. Adèle Haenel n’est plus l’avenir du cinéma français, mais déjà son présent. Numéro: Dans Les Combattants, vous investissez pour la première fois le terrain de l’humour. En fait, vous êtes drôle? Adèle Haenel: C’est vrai qu’il y a des aspects comiques dans ce film, avec des punchlines et des intentions humoristiques. Il raconte une histoire d’amour entre deux jeunes gens, et aussi un parcours initiatique. Mais oui, j’aime l’idée du plaisir immédiat, utiliser mon corps, me battre, mettre des raclées… Le côté burlesque, je l’avais développé au théâtre et un peu moins au cinéma. D’où mon intérêt pour ce film où même les silences sont drôles. Il exprime un rapport à la consternation que j’aime beaucoup: les uns regardent les autres faire ou dire des choses qui les consternent. J’ai toujours adoré les comédies où la dimension corporelle est très importante. Enfant, j’en voyais beaucoup, à commencer par Tex Avery, où tout est exagéré bien sûr. C’est même ce qui m’a donné envie de devenir actrice. Vous avez l’image d’une comédienne intense qui s’investit à fond dans le moment. Préparez-vous les films minutieusement? En fait, quand je suis prise pour un rôle, c’est presque comme si j’oubliais le scénario. Certaines sensations commencent à prendre possession de moi. L’univers du film me contamine. Je fais des choses que je ne faisais pas avant. Cela va de la façon de m’habiller à celle de parler. Je me découvre soudainement des centres d’intérêt en lien avec le film que je prépare. Mon travail est diffus, impalpable. Pour Les Combattants, je me suis préparée physiquement. Je voulais être affûtée pour jouer une jeune femme qui s’engage dans l’armée et y apprend les méthodes de survie. Sur le tournage, on aurait pu me demander des impros avec une meute de chiens, j’aurais géré [rires]. Le film pose aussi la question du genre: votre personnage veut faire l’armée. C’est le cas de peu de femmes. Je pense que nous sommes plus libres qu’on veut bien nous le laisser croire. Certains prétendent que les gens voudraient endosser des rôles désignés à l’avance, mais je crois que c’est faux. Une partie des hommes et des femmes ont un rapport moins coincé à leur existence et à leur identité. Pour moi, vérifier une deuxième fois qu’on est vraiment une fille en mettant Intense et spontanée, Adèle Haenel a marqué les plus belles réussites du cinéma français récent, de L’Apollonide à Suzanne. L’actrice au jeu puissant, césarisée cette année, s’emploie à déjouer les stéréotypes pour donner sa propre définition de la féminité. Elle incarne cet été une femme amoureuse dans le nouveau long-métrage d’André Téchiné. Propos recueillis par Olivier Joyard, portrait Camille Vivier, réalisation Rebecca Bleynie L’instinctive Robe en coton Stretch, céline. Sacré numéro des talons et du rouge à lèvres, ce n’est pas obligatoire. Je ne dis pas que le faire, c’est mal, mais ça ne convient pas à tout le monde. Et surtout, je ne comprends pas qu’on ait besoin de prouver qui on est, cela me paraît étrange. C’est comme s’il y avait un doute. Moi, je n’en ai pas : je suis une fille, je ne ressens aucune nécessité de le démontrer. En réalité, je suis un peu consternée par les discours réactionnaires ambiants. Les gens qui veulent nous apprendre, nous guider sur la manière de réussir notre vie, ont-ils réussi la leur pour avoir autant d’aigreur? Si quelqu’un a vraiment réussi sa vie et veut me donner un cours, pas de problème, mais en attendant, ça m’énerve un peu. Moi, je ne sais pas où je vais, mais je n’ai pas l’impression qu’eux le sachent particulièrement non plus. Vous ressentez de la colère? Tout cela commence à me taper sur les nerfs. Utilisez-vous cette colère dans le jeu? Non, pas spécialement. Même si faire du cinéma, c’est aussi un engagement politique. J’essaie de choisir des films dont l’orientation et l’engagement me plaisent. S’il fallait défendre des conneries, je crois que je ne pourrais pas. Vous avez beaucoup tourné avec des réalisatrices, de Céline Sciamma à Sylvie Verheyde, de Catherine Corsini à Katell Quillévéré. Sont-elles les seules à proposer des rôles féminins ambitieux? Je dirais plutôt que le cinéma populaire avance parfois plus lentement que le cinéma d’auteur. C’est à cause de ses formes de financement qui n’incitent pas vraiment à l’audace. Lorsqu’on tourne dans les “grosses machines”, il y a des figures imposées pour les personnages de filles, même s’il y en a aussi pour les mecs. Mais eux peuvent un peu plus facilement détourner les rôles qui leur sont impartis. S’il y a bien une personne qui a su dépasser les figures imposées, c’est Catherine Deneuve, votre partenaire dans L’homme qu’on aimait trop, le film d’André Téchiné sur l’affaire Agnès Le Roux. Elle incarne une revendication de cinéma très forte. Dans sa filmographie, les réalisateurs avec qui elle a travaillé sont fascinants par leur importance et leur diversité. Pour moi, c’était un honneur incroyable de tourner avec Catherine Deneuve. Au-delà de ce qu’elle représente, son jeu est d’une fraîcheur totale. Elle est toujours en train d’apprendre. C’est aussi une femme qui a des opinions. Je la trouve admirable. Quand nous nous sommes rencontrées, elle ne m’a pas fait la leçon. On s’est juste dit bonjour très naturellement. Il y a une dynamique de progression à son contact. Après avoir été révélée par Naissance des pieuvres (2007) à l’adolescence, vous avez décidé de reprendre des études d’économie à l’âge de 20 ans. Pourquoi? Je conservais des doutes sur le fait d’être actrice. C’est difficile de s’engager dans un métier qui vous met en jeu à ce point. Je voulais être en position de dire: “Non, je ne suis pas actrice, je fais des trucs à côté !” De cette manière, je pouvais me protéger. J’étais prête à abandonner. Un jour, je me suis lancé un défi. Je suis allée voir mon agent en disant que si pendant un an on ne me proposait plus de rôles, j’arrêterais. Par chance, j’ai tourné trois films cette année-là. Mon implication a été le déclic. Tant qu’il y a une porte de sortie, jouer n’est pas un geste de foi. Vous apparaissez comme une actrice d’instinct. La technique vous intéresse-t-elle? Avez-vous pris des cours de comédie? J’en ai pris dans mon quartier entre 5 et 12 ans, mais pas depuis. J’adorais déjà jouer. Ce ne serait pas juste de dire que je suis autodidacte, car on se construit avec les autres. Mon apprentissage s’est fait à travers des rencontres, comme celle avec Bertrand [Bonello, avec qui Adèle Haenel a tourné dans L’Apollonide en 2011]. J’en ai besoin car je ne suis pas une actrice technique. J’ai beaucoup de respect pour les acteurs qui entrent dans une démarche dramaturgique, se voient un peu comme le prolongement du scénariste et du réalisateur. Mais je ne m’en sens pas encore capable. Cela implique un rapport trop conscient à son art. J’essaie juste de rester à l’écoute en comprenant de quoi on me parle. “Quand je suis prise pour un rôle, c’est presque comme si j’oubliais le scénario. Certaines sensations commencent à prendre possession de moi. L’univers du film me contamine. Je fais des choses que je ne faisais pas avant. Cela va de la façon de m’habiller à celle de parler.” 37La première rencontre, la plus importante pour vous, a été celle avec Céline Sciamma. Vous aviez 17 ans lors du tournage de Naissance des pieuvres. Nous avons progressé et avancé ensemble. Cela fait quelques années que je n’ai pas revu le film. Je ne revois pas beaucoup les films, car c’est parfois un peu douloureux. Je regarderai à nouveau Naissance des pieuvres dans dix ans, quand je serai une autre personne. Beaucoup de choses se sont passées depuis. Avec Céline, nous sommes des jumelles. Qu’avez-vous appris en tournant L’Apollonide de Bertrand Bonello? Pour moi, le jeu n’est pas une activité solitaire : tourner autour de soi et de sa petite bibliothèque d’émotions ne suffit pas, on trouve souvent la solution chez les autres. Sur L’Apollonide, nous étions plus d’une dizaine d’actrices, cela me convenait très bien. En tournant, j’ai fait la connaissance de Céline Sallette, de Hafsia Herzi, de Jasmine Trinca, de Maïa Sandoz… Dans sa mise en scène, Bertrand Bonello aime la chorégraphie, le mouvement de groupe. La forme du film rejoignait l’expérience du tournage. Bertrand Bonello est un des rares esthètes du cinéma français. Il ne se laisse pas aller à la caméra portée, au réalisme à tout prix. Céline Sciamma n’utilise pas trop la caméra portée non plus. La caméra à l’épaule, qu’emploient beaucoup de réalisateurs, c’est pour donner une sensation de vie. Mais celle-ci n’arrive pas toujours sur l’écran ainsi. Moi, je théorise très peu mon travail. J’ai un rapport assez simple aux idées qui sont véhiculées dans un film et à l’émotion. Je ne me dis pas que tel type de grammaire cinématographique représente ce qui me plaît. Je sais juste que j’aime la manière dont Bertrand filme ses scènes comme des bals… Son rapport aux couleurs, aux textures ressemble à celui d’un peintre. C’est quelque chose que Céline fait aussi à sa manière. Chez eux, il y a une pensée du cadre. Cette année, vous avez passé un cap avec un César du meilleur second rôle. Devenez-vous une star? [Rires.] Je suis obligée d’admettre qu’il se passe quelque chose. On ne le sent pas forcément en direct, le passage du cap. Cela rappelle un orage : on voit un éclair et le son arrive un peu plus tard. On compte les secondes. L’éclair était au moment des César, et au Festival de Cannes, il y a eu le son, comme cette photo en une de Libération pour mon rôle dans Les Combattants. C’est bizarre, nouveau, je n’ai pas encore vraiment d’avis là-dessus, sinon que c’est touchant. Je suis contente parce que j’aime ce que je fais, et j’apprécie que les gens le reconnaissent. Accepter de se faire accepter, à un moment, c’est important. Faites-vous partie d’une famille du cinéma français? J’ai des affinités avec un type de cinéma que je ne saurais pas trop définir. Pour mes rejets, c’est pareil, au feeling. Si je n’ai pas envie d’un film, je ne peux pas forcément expliquer pourquoi. J’essaie de travailler dans un environnement sain. Je n’aime pas trop avoir de rapports conflictuels avec les cinéastes. Pour moi, un réalisateur est quelqu’un à qui un acteur confie son intimité. Je n’ai pas envie d’être le flic de mon intimité en étant dans un rapport conflictuel avec le réalisateur, l’équipe ou les autres comédiens. Un film est un dévoilement. Une confidence. Le dévoilement est-il la raison pour laquelle vous ne revoyez pas beaucoup les films dans lesquels vous avez joué? Oui. Sans compter que les gens projettent des choses bizarres sur les comédiens. Ils perçoivent des aspects de notre personnalité qu’on n’envisage pas, qui parfois peuvent heurter ce que l’on est. Quand on est acteur, on trimballe une histoire avec soi, une structure qui nous porte depuis longtemps. Certains ostéopathes sont censés pouvoir nous dire combien d’entorses on a subies, à quel âge on a eu un accident. C’est un peu la même chose, je pense, avec le cinéma. Il révèle quelque chose de nous, comme le carbone 14… Je ne sais pas si j’aime cette sensation, mais en tout cas je la cherche. L’homme qu’on aimait trop, d’André Téchiné. Sortie le 16 juillet. Les Combattants, de Thomas Cailley. Sortie le 20 août. 38 Par Nicolas Trembley, photo Jessica Craig-Martin À New York, chronique d’un reporter infiltré.
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