NUMERO n°162 - Page 1 - Guest list Peter Lindbergh p h o t o g r a p h e Photographe amoureux des femmes, Peter Lindbergh révèle depuis plus de trente ans la beauté et la fragilité des plus grandes actrices et des plus grands mannequins. Pour ce Numéro, il réalise le portrait de Jean Paul Gaultier, interviewé par Gérard Lefort (p. 40), et rend h o m m a g e au grand créateur en photographiant Mariacarla B o s c o n o en couverture de cette édition dédiée au corps (série p. 114). Inspirés par les débuts du cinéma allemand, ses portraits en noir et blanc, non retouchés, reflètent l'âme de ses sujets, de Catherine Deneuve à Sharon Stone en passant par Madonna, et sont autant de clichés intemporels. Guido Mocafico p h o t o g r a p h e Virtuose de la nature morte, Guido Mocafico perpétue sa collaboration historique avec Numéro. Il signe ce mois-ci une série hypnotisante présentant les plus belles montres du printemps ("Ronde de nuit", p. 192), ainsi que la sensuelle série "Baiser" (p. 200), c o m p o s é e d'empreintes de lèvres féminines. Créateur de campagnes de publicité pour de grandes marques de luxe, l'artiste partage sa vie entre la Suisse et la France et réalise un travail personnel sur les architectures en ruine, les crânes d'animaux et les espèces venimeuses. 34 Guest list Gérard Lefort journaliste Pour Numéro, le journaliste et écrivain a interviewé Jean Paul Gaultier (p. 40), ami de très longue date. "Avec Jean Paul, on se raconte tout, les bonnes blagues comme les chagrins. Parler avec lui du corps, c'est discuter du fondement même de son métier : couvrir-découvrir, révéler-cacher, rectifier-magnifier", nous confie Gérard Lefort. Ancien rédacteur en chef de Libération, il prépare un roman à paraître en septembre aux Éditions de l'Olivier. Audrey Corregan photographe Auteure du portrait de l'actrice Karidja Touré (p. 60), Audrey a étudié la photographie à l'école des Gobelins, puis à Vevey, en Suisse, ainsi qu'à A m s t e r d a m . "Karidja est très naturelle, elle n'est pas dans la séduction", apprécie-t-elle. Grand Prix du jury, en photographie, au Festival d'Hyères en 2008, elle travaille pour les plus grandes marques, de Hermès à Yves Saint Laurent. Elle est exposée au Foam à A m s t e r d a m , à Paris Photo et à la Photographers' Gallery de Londres. Mélanie&Ramon photographes "Tout est inspiration pour nous : une architecture, un vêtement, une ombre, un objet...", explique le duo. Signant dans Numéro le cliché d'une robe de la nouvelle collection créée par David K o m a pour Mugler (p. 76), ils ont voulu évoquer "une journée d'été et le corps sculptural d'une vestale, baigné de soleil". Mélanie, directrice artistique férue de mode, et Ramon, photographe passionné par le travail de la lumière, se sont rencontrés à Paris après leurs études. 36 Èdito 162 "Plus le corps est faible, plus il commande; plus II est fort, plus il obéit", écrivait Jean-Jacques Rousseau. En domptant le corps pour le redessiner, la mode ne fait que souligner sa force. Dans ce Numéro spécial, donner la place d'honneur à Jean Paul Gaultier semblait donc une évidence. Depuis ses débuts, le couturier n'a eu de cesse de sublimer et de réinventer les courbes féminines. À l'heure où la grande rétrospective mondiale qui lui est consacrée ouvre ses portes au Grand Palais, Numéro célèbre ce créateur visionnaire et invite dans ses pages son panthéon d'icônes, de Beth Ditto à Boy George en passant par Madonna. Devant l'objectif du grand photographe Peter Lindbergh, le top model Mariacarla incarne la femme Gaultier dans sa singularité. Un savant jeu de masculin-féminin interprété ailleurs avec brio par l'insaisissable Aymeline Valade dans une série de mode signée Jacob Sutton. Ce trouble que Jean Paul Gaultier a su insinuer dans la définition des genres, Numéro le revendique pour exalter la diversité des corps, de tous les corps. Babeth Sacré numéro Jean Paul Gaultier, de la rue aux étoilesPropos recueillis par Gérard Lefort, introduction Carmen Kapheim, portraits de Jean Paul Gaultier par Peter Lindbergh, portraits de Madonna, Pedro Almodovar et Catherine Ringer par Jean-Baptiste Mondino 40 Iconoclaste et visionnaire, Jean Paul Gaultier célèbre depuis plus de trente ans le corps de la femme sous toutes les coutures. Avec irrévérence et humour, le couturier a semé le trouble en féminisant le masculin, en masculinisant le féminin. Après avoir fait le tour du monde, la rétrospective La planète mode de Jean Paul Gaultier - De la rue aux étoiles, rend hommage à son immense talent à Paris, au Grand Palais, à partir du mois d'avril. L'occasion pour Numéro de pénétrer dans l'univers riche et joyeux de cet amoureux de la vie et dans sa galaxie peuplée de pop stars mythiques. Sacré numéro 44Visionnaire, espiègle et provocateur, ¡1 a, dès la fin des années 70, projeté la mode dans une tout autre dimension, en en réinventant les codes. L'entrée fracassante de Jean Paul Gaultier dans ce monde encore policé fait alors l'effet d'une bombe, d'une véritable entreprise de transgression qui reflète à la perfection l'avènement de la culture et de la musique pop en France, Les icônes de son univers personnel se nomment ainsi Madonna - dont le fameux corset aux seins pointus contribuera à dessiner l'Image provocatrice -, Catherine Ringer, Boy George et tant d'autres encore. Dans un dialogue constant avec son époque, Jean Paul Gaultier s'est acoquiné avec les représentants les plus ¡coniques des contre-cultures qui ont marqué les décennies successives, "Il s'est inspiré de tous les mouvements culturels, collaborant avec Nirvana à ses débuts, avec NTM, avec Cindy Sherman comme avec Pierre et Gilles, avec Pedro Almodovar comme avec Luc Besson. Pour dialoguer avec ces fortes personnalités, il s'est construit un personnage, un peu à la façon d'Andy Warhol", souligne ThierryMaxime Loriot, le curateur de l'exposition itinérante consacrée au couturier. Ironie de l'histoire, alors que ce mois de mars marquait sa toute première absence des podiums du prêt-à-porter parisien - Jean Paul Gaultier a annoncé sa décision de se concentrer sur la haute couture - l'exposition La planète mode de Jean Paul Gaultier - De la rue aux étoiles arrive maintenant au Grand Palais, après avoir fait le tour du monde. Initiée par le musée des Beaux-Arts de Montréal, elle a déjà été accueillie à New York, Dallas, San Francisco, Londres, Rotterdam, Stockholm ou encore Madrid. Cette magnifique rétrospective articule de façon thématique les grandes Inspirations du couturier, éternellement surnommé "l'enfant terrible de la mode", qui a toujours fait rimer humour et amour. "C'est évidemment son immense talent, mais surtout son humanisme et sa générosité que j'entends mettre en avant, précise Thierry-Maxime Loriot. Jean Paul Gaultier a toujours été transgressif. Refusant de se conformer aux modèles établis, "Madonna, c'est un macho dans un corps de femme. Une material businesswoman à l'américaine. Aujourd'hui la question est : jusqu'où peut-elle aller? Quand elle veut quelque chose, rien ne l'arrête." Jean Paul Gaultier il a brisé les tabous en célébrant la beauté sous toutes ses formes." Témoins de cette épopée, les compagnons fidèles de Jean Paul Gaultier se nomment Jean-Baptiste Mondino et Stéphane Sednaoui. Au fil de leurs clichés, les deux grands photographes ont écrit en Images l'histoire fascinante du couturier. L'exposition, qui s'ouvre le er avril, puise abondamment dans cette riche matière pour donner corps à son propos. Pour Numéro, Jean Paul Gaultier revient, avec le journaliste Gérard Lefort, sur son parcours exceptionnel. Numéro : La mode vous intéressait tout petit déjà ? Jean Paul Gaultier : Tout a commencé dans l'atelier secret et magique de mon enfance, sur le corps de mon nounours à qui j'ai fait subir bien des outrages de modification. J'étais comme un petit docteur Frankenstein qui espérait qu'au sortir du laboratoire sa créature modifiée prendrait vie, D'ailleurs la première opération que j'ai pratiquée sur lui était une opération du cœur. C'était l'époque où, en Afrique du Sud, le professeur Barnard avait réalisé la première greffe du cœur. Je vois ça à la télé en noir et blanc, et aussitôt je m'enferme dans mon bloc opératoire personnel pour pratiquer sur nounours une opération à cœur ouvert. Peu après, en improvisant avec du carton, je lui al fait une greffe de seins, pointus et coniques, Ma première "trans(e)" en quelque sorte. Nounours restait un garçon mais avec des seins de fille. L'idée, encore nébuleuse, c'était de sortir de l'impasse des genres, bêtement sexués, d'inventer un entre-deux. La part plus ou moins visible des femmes, ce qui les distingue, ce sont les seins, qu'ils soient vrais ou faux. Ce qui m'intriguait, c'est ce mélange d'évidence et de dissimulation, Par exemple les seins des pin-up de cartes postales. Des seins pointus, dressés, des seins de pierre vivement moulés dans un pull noir, disons Brigitte Bardot ou Marllyn Monroe, deux Icônes du genre, et en même temps complètement mystérieux. Comment ça tient? Comment ça marche? J'aime bien l'histoire plus ou moins légendaire qui raconte numero 46que le constructeur d'avions Howard Hughes avait fait dessiner par ses ingénieurs un soutien-gorge spécial pour exalter la belle poitrine de sa fiancée, Jane Russell. Pour vous, la question du corps est donc d'abord une question d'anatomie? Oui et non, car à cette époque de prime jeunesse, je pouvais passer des heures à scruter les planches d'anatomie dans des dictionnaires ou des encyclopédies, mais ce qui me captivait, c'est, si j'ose dire, tout ce qui allait avec, c'est-àdire le travail sur la morphologie, si possible pour la rehausser. À cet égard, la découverte, auprès de ma grandmère, de mon premier corset fut cruciale. C'était un objet bizarre en satin rose, tout en lacets et baleines, doux, brillant, et en même temps complètement orthopédique. Ma grand-mère, infirmière qui prodiguait des conseils beauté à ses clientes, m'a raconté le stratagème du petit verre de vinaigre pour arriver à entrer là-dedans. Hop ! une lampée de vinaigre, l'estomac se rétracte et on peut enfiler son corset au plus serré. Ça me paraissait à la fois complètement archaïque, voire un peu barbare, et en même temps super excitant. Le corps comme un objet sauvage qu'on peut dompter, plier à ses désirs. Ne plus subir son corps mais au contraire en faire un instrument du paraître, une arme redoutable et redoutée de séduction. J'ai retenu la leçon de ma grand-mère. Le corps, c'est aussi pour vous, très jeune, le corps des hommes? Oui, bien sûr, mais pas uniquement de la manière qu'on imagine. Pour vous donner un exemple, j'évoquerai Ben Hur, le film de William Wyler avec Charlton Heston dans le rôletitre. Ce qui me fascine, ce n'est pas tant le déballage fortement sexuel autour du corps baraqué de Charlton Heston, - ma préférence allant d'ailleurs plutôt à l'acteur Stephen Boyd qui interprète Messala, le grand ami et rival ténébreux de Ben Hur -, que les corps de tous les autres acteurs du film, montrés et sublimés par la costumière Elizabeth Haffenden. Alors, oui, Charlton Heston et Stephen Boyd en minijupe, "Pedro Almodovar est une personne que j'admire, dotée d'un sens esthétique fabuleux. Il adore les femmes et sait valoriser toutes leurs facettes, hystérique, sensible, etc. Il arrive toujours à montrer ce qu'il y a de meilleur en elles." Jean Paul Gaultier c'est quelque chose de mémorable, je ne vais pas le nier, mais Esther, la fiancée de Ben Hur, ou sa sœur et sa mère, toutes en plissés et drapés savants qui rétrécissent la taille et exagèrent les hanches, pour moi, c'est un choc esthétique autrement plus marquant. L'autre choc, toujours dans le registre du péplum, ce sont toutes ces starlettes Italiennes bien en chair qui déambulent dans les Maciste ou dans Le Colosse de Rhodes. Elles ont, par la grâce de leurs costumes, une vraie manière de transcender ce qu'on appelle, à tort, la vulgarité. Le cinéma, c'est votre principal vivier à rêves? Comme tout le monde, non ? Mais j'ai peut-être eu un œil particulier sur les films que je voyais. Quand je découvre en 1969 le Satyricon de Fellini, ce qui me sidère personnellement, ce qui me bouleverse Intimement, c'est la beauté foudroyante et météorique de l'acteur Hiram Keller qui joue le rôle d'Ascylte. Mais ce que je retiens dans le fond, ce qui me fait rêver à la longue, c'est cette déesse tout en bleu avec des seins métallisés en or. Le corps comme un bijou, et là, je me dis : "Tiens, tiens, mon garçon, prends-en de la graine." Votre film fétiche reste cependant Falbalas de Jacques Becker, avec Micheline Presle et Raymond Rouleau? Depuis toujours et pour toujours, Falbalas me hante. Mais là encore, il faut franchir le rideau des apparences. Falbalas, c'est l'histoire d'un grand couturier qui s'entiche à la folle d'un mannequin vedette. Alors oui, c'est évident, comme j'essaie mol aussi d'être un couturier, on va dire que je m'identifie sans peine et que Raymond Rouleau, c'est mol. Soit, mais pas seulement. Car le récit secret de Falbalas, c'est le conflit entre le mannequin de bols et le mannequin de chair, la lutte à mort entre la Micheline Presle réelle, toute de beauté et d'élégance, et sa figuration sublimée par le couturier, comme une sorte de poupée de cire parfaite mais inanimée. D'un côté, la vie, de l'autre, la mortification, voire la momification, donc la mort. Je choisis le camp de la vie. Sacré numéro "Catherine Ringer est un mélange détonant de créativité extrême et de sensibilité à l'état brut. Entre elle et moi, c'est une longue histoire d'amour." Jean Paul Gaultier 48Vos muses sont toujours des grandes vivantes? Et même des sacrées viveuses ! Une muse, ce n'est pas une poupée Barbie qu'on peut habiller ou déshabiller à sa guise, coiffer et décoiffer, etc. C'est un être vivant, un regard, un tempérament, des perfections magnifiques mais aussi des imperfections géniales, ce qu'on appelle des "défauts", qui à mes yeux sont beaucoup plus émouvants que les prétendus canons de la beauté, qui varient d'une saison à l'autre, d'une civilisation à une autre. Dans les corps, ce qui m'accroche et me séduit, c'est l'attitude. Une fille sensuelle et nonchalante, une garçonne féline avec une très jolie poitrine. Je dirais Farida Khelfa, qui fut une de mes grandes inspiratrices. Un physique particulier, une allure singulière, une autre beauté. Quand elle défilait pour moi, Farida mâchait toujours un chewing-gum. Pas pour faire son Intéressante, mais parce que, si j'ose dire, le chewinggum collait parfaitement avec l'esprit des vêtements qu'elle portait : un truc chic et insolent, genre "t'as vu mes sapes/", mais dont il ne faut pas hystérlser l'Importance. Le corps est donc tout sauf un corps mort? Le corps, c'est le mouvement. Le vêtement doit suivre le mouvement. J'accorde beaucoup d'importance aux réflexes que le port d'un vêtement induit. Par exemple, le réflexe de chercher des poches à un pantalon ou à un manteau alors qu'il n'y en a pas. Je modifie toujours un vêtement en fonction de ces Intuitions du corps. C'est pourquoi je ne travaille jamais mes vêtements à plat. Bien sûr, au départ, Il y a un croquis, puis une ébauche. Mais dès qu'elle est mise en place sur le corps d'un mannequin, elle se transforme en un prototype de tissu qui évolue, bouge, devient vivant. Je demande toujours son avis au mannequin sur le modèle que j'expérimente sur lui, parce qu'après tout ce n'est pas moi qui porterai le vêtement. Quelle différence faites-vous entre le corps des hommes et celui des femmes? Bien sûr, il y a des morphologies de base. Mais les vêtements n'ont pas de sexe. On dit "un" pantalon, on dit "une" jupe. On pourrait tout aussi bien dire "une" pantalon et "un" jupe. Ce serait une faute d'orthographe, mais pour moi ce ne serait pas une faute de goût. Ce qui m'intéresse, c'est de féminiser les hommes et de masculiniser les femmes. Mais je n'ai jamais travesti les hommes en femmes, ni les femmes en hommes. Je suis d'une génération qui s'est habillée aux puces où, la plupart du temps, les vêtements étaient ou trop grands ou trop petits. Comment faire pour entrer dans un jean superbe mais trop serré? Comment s'en sortir avec une veste magnifique mais trop longue ? C'est là que j'ai compris, pour moi-même et pour les autres, que tout est dans le bricolage, la modification, l'interprétation au sens théâtral du terme : Interpréter un vêtement comme on Interprète un rôle. Les acteurs et les actrices disent "entrer dans la peau d'un personnage". C'est une définition possible de mon métier : entrer dans la peau d'un vêtement. Et l'opérer, avec des pinces, des épingles, des cintrages, des coutures, comme pour une sorte de chirurgie esthétique qui ne le rendrait pas tant beau que singulier et élégant. Porter un vêtement de Jean Paul Gaultier, c'est se sentir comment? Bien dans sa peau? Cela tient à un jeu très subtil entre le voilé et le dévoilé. Un vêtement réussi est un trompe-l'œll. On croit voir ce qu'on ne voit pas : un sein, une hanche, un fragment de nudité. Mais ce qui est magnifique et toujours excitant, c'est que les révélations du corps ne surgissent jamais où on les attendait. Bien habillé, un corps parle, mais ses confidences relèvent d'un érotisme toujours mystérieux, chuchotant et changeant. Au Japon, par exemple, une nuque peut prendre une tournure de sensualité explosive qu'on n'imagine pas dans notre civilisation occidentale. Montrer et cacher, affirmer et suggérer, se parer et disparaître, je crois beaucoup à ce mariage d'amour entre l'austérité et la provocation. La planète m o d e de Jean Paul Gaultier - De la rue aux étoiles, au Grand Palais, du 1*r avril au 3 août, www.grandpalais.fr Profil Portrait of a LadyPar Thibaut Wychowanok, portrait Danielle Levitt Une voix puissante et un tempérament de feu ont propulsé la chanteuse Beth Ditto au sommet de la gloire. Avec sa personnalité généreuse et engagée, elle a immédiatement conquis le cœur de Jean Paul Gaultier. Lorsque Jean Paul Gaultier invite Beth Ditto à défiler pour lui en octobre 2010, le couturier n'invite pas seulement l'incroyable chanteuse d'un groupe de punk-rock au succès mondial, Gosslp. Il convie avant tout une personnalité engagée et explosive, qui suscite l'Intérêt bien au-delà de la sphère musicale. C'est que, depuis que le morceau Standing in the Way ofControl s'est hissé en haut des charts en 2006, le public a découvert, derrière cette voix digne des plus grandes divas de la soul, une femme qui assume tout. En février 2009, Beth Ditto expose ses rondeurs dans une nudité crue digne d'un Botero en couverture du magazine Love. Trois ans plus tard, c'est à sa jeunesse qu'elle s'attaque en publiant, alors qu'elle a à peine 30 ans, une autobiographie poignante retraçant son enfance dans un Arkansas qu'on croirait sorti de l'Imagination de Dickens. Et puis II y a son homosexualité qu'elle porte fièrement en étendard, tout comme son féminisme. En juin 2013, Beth Ditto épousait à Hawaï la femme de sa vie, Kristin Ogata, dans une sublime robe signée... Jean Paul Gaultier évidemment. "Jean Paul et moi partageons des valeurs essentielles", nous confle-t-elle quelques jours avant l'inauguration de l'exposition qui sera consacrée au créateur à Paris. "Nous partageons en particulier cette conviction que toutes les femmes sont belles. Les petites, les grosses, les vieilles, les jeunes... J'ai rarement rencontré quelqu'un qui aime autant les femmes, dans toute leur diversité." Les points communs entre l'expunk et l'éternel enfant terrible de la mode parisienne sont légion. Si l'exposition consacrée au couturier au Grand Palais a pour sous-titre De la rue aux étoiles, Beth Ditto, pour son autobiographie, choisit une autre image parlante : Coai to Diamonds (Du charbon aux diamants). En effet, tous deux ont su bâtir des ponts entre deux mondes opposés : la mode de la rue et la haute couture pour lui, le punk féministe des Riot Grrrl de ses débuts et les collections de maquillage M.A.C ou de vêtements Evans pour elle. Surtout, leurs parcours respectifs sont édifiants, envolées solaires laissant derrière elles les difficultés de la vie. Dans son livre rédigé en collaboration avec l'activiste queer Michelle Tea, Beth Ditto revient sans fard, mais avec une grande pudeur, sur son enfance au sein d'une Amérique white trash, entre abus sexuels, machisme et médiocrité de l'âme humaine. Pourtant, jamais la jeune femme ne se pose en victime ni ne juge. Modèle ultime de résilience, elle écrit en exergue de ce livre : "C'est grâce aux personnes qui figurent dans ces pages que je peux dire que je suis fière de moi." À l'égard des monstres qu'elle a rencontrés, elle semble n'avoir aucune rancune. Car ce qui frappe chez Beth Ditto - au-delà de ces aspects "hors norme", termes qu'elle n'a de cesse de rejeter ("Tout cela me paraît, à moi, tout à fait normal, puisqu'il s'agit de ma vie", répète-t-elle) -, c'est avant tout son rire, qui s'impose comme la signature éclatante de son extrême générosité. "C'estjustement l'une des choses que je préfère chez Jean Paul, nous avoue-t-elle pour finir, sa générosité et son rire!" 50 "Nous partageons avec Jean Paul cette conviction que toutes les femmes sont belles. Les petites, les grosses, les vieilles, les jeunes... J'ai rarement rencontré quelqu'un qui aime autant les femmes, dans toute leur diversité." Robe en dentelle et voile portée sur lingerie assortie, JEAN PAUL GAULTIER. s. Il ,, •• '^¿•••TS'. Profil Le troisième sexePar Christophe Conte, portrait Jean-Baptiste Mondino Depuis leur rencontre à Londres dans les années 80, Jean Paul Gaultier et Boy George ont développé une amitié sincère. Point culminant de cette affinité naturelle, la pop star défile en 1993 sur le podium du couturier, pour la collection Les Andro-Jeans. Retour sur le parcours de l'idole. 6 juillet 1972, un Martien roux débarque dans les foyers britanniques à l'heure du thé. À Top ofthe Pops, David Bowie, dans le costume Irisé de Ziggy Stardust, creuse une fracture entre adultes conservateurs et adolescents qui aspirent à changer d'ère. Dix ans plus tard ce sera à George Alan O'Dowd, alias Boy George, de troubler un peu plus le jeu, en leader du groupe Culture Club. Car malgré l'effervescence vestimentaire, cosmétique et capillaire, malgré l'affirmation homo ou bisexuelle de nombreuses pop stars, en 1982, toujours à Top ofthe Pops, Culture Club provoque le même émoi national que Ziggy en 1972. Plus que le doux reggae de Do You Really Want to Hurt Me, les tabloïds décrivent ce phénomène dont nul ne sait s'il s'agit d'un garçon ou d'une fille. Son visage de madone, ses extensions de cheveux encombrées de perles, son maquillage et ses chapeaux de rabbin font de lui une "elle" tout à fait crédible. Culture Club a conquis le monde avec sa pop exotique et édulcorée. L'extravagance de Boy George et son androgynle deviennent une norme des eighties. Mais au comble de la gloire, la poudre ne lui sert pas uniquement à camoufler ses poils de barbe. Héroïne, cocaïne...Boy George retrouve ses premiers instincts punk, du temps où, bien avant Culture Club, dans la faune noctambule qui gravitait autour de Malcolm McLaren et des "Pour moi, Boy George c'est une voix et une générosité extraordinaires. Bagarreur comme les Anglais peuvent l'être, masculin, tout en étant très féminin. Un Anglais excentrique comme on les adore." Jean Paul Gaultier Sex Plstols, son personnage de transformiste avait déjà fait de lui l'un de ces "heroes" bowlesques et warholiens. Lorsqu'il est arrêté, en 1986, en possession d'héroïne et qu'un des musiciens de Culture Club est retrouvé mort d'une overdose à son domicile, Boy George, la star adulée, redevient un parla. Son Inaltérable sincérité lui vaut toutefois de conserver les faveurs du public. Et lorsqu'il revient en solo en 1987, pour une reprise ouatée du Everything I Own de Bread, il est numéro un des charts internationaux. Mais les années 90 sont comme un long chemin de croix, hormis le bref succès de la chanson-titre du film The Crying Game de Neil Jordan en 1992. La reformation de Culture Club en 1998 est l'occasion d'une tournée triomphale, mais sans suite. Son succès est plus prégnant dans les faits divers. À son arrestation pour possession de cocaïne en 2005 succède une fausse déclaration de cambriolage. Condamné à des travaux d'utilité publique, il ramasse les poubelles. Le cheveu ras, obèse, méconnaissable, il écope en 2009 de quinze mois de prison ferme pour avoir séquestré dans son appartement un jeune escort boy. Mais comme Bowie, Boy George possède de l'ADN de sphinx. Multipliant les confessions sur son arrêt de l'alcool, des drogues et sur sa spectaculaire perte de poids, il retrouve une existence médiatique. En janvier 2014, métamorphosé, viril et tatoué, il pose pour le magazine Zoo en illustration d'un dialogue avec Jean Paul Gaultier, qui n'a jamais caché son admiration pour ce caméléon imprévisible. D'ailleurs, l'année précédente, une de ses campagnes publicitaires mettait en scène quatre mannequins incarnant chacune une icône l'ayant inspiré. En plus de Madonna et de Grâce Jones, Boy George y côtoyait le Martien roux de 1972. 53
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